Le sombre avenir de l’Euro d’après Joseph Stiglitz

couv_stiglitzLa fiche OFC 2016, n° 26 est consacrée au livre de l’économiste Jospeh Stiglitz, prix Nobel d’économie, « L’Euro. Comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe ».

L’auteur du livre que tous les médias signalent dans le monde anglophone en cette fin d’été est Joseph Stiglitz. Après des études au MIT (Massachusetts Institute of Technology) de Boston et aux Université de Chicago et de Cambridge en Angleterre, ce Juif américain, né en 1943, a eu dès 26 ans une chaire d’économie à Yale, puis sur d’autres campus prestigieux : Stanford, Oxford en Angleterre, Princeton et maintenant Columbia à New York. Il a aussi été invité à Sciences Po Paris et à l’École Polytechnique. Il a conseillé le président Bill Clinton dans les années 90, puis la Banque mondiale, mais, en désaccord avec les mesures d’austérité imposées aux pays endettés, il en a démissionné en 2000, avant de recevoir (avec deux autres chercheurs) le Prix Nobel en 2001.

Il est classé parmi les économistes « néo-keynésiens », c’est-à-dire partisan d’une bonne dose de régulation gouvernementale et internationale, et critique du libéralisme attribué à l’Écossais Adam Smith (1723-1790), selon lequel les marchés régulent automatiquement l’activité économique, une « main invisible » conjuguant les intérêts de chacun au bénéfice de tous. La contribution la plus importante de Stiglitz (qui lui a d’ailleurs valu le Nobel, et aussi des récupérations par la « gauche » marxisante et les altermondialistes) est fondée sur le constat de l’« asymétrie de l’information ». Le principe est en gros que, dans un échange, si A en sait plus que B, ce dernier est amené, afin de prévenir les risques s’il en est conscient, à dépenser plus que s’il était mieux informé des contraintes auxquelles A est soumis.

Ainsi, spécialement dans le secteur tertiaire, l’employeur qui ne peut contrôler tout ce que fait le salarié (ce serait trop coûteux ou générateur d’effets pervers) le paiera plus que nécessaire à courte vue, afin de le stimuler et le fidéliser. Il s’ensuit qu’à l’inverse de ce qu’enseigne l’analyse économique traditionnelle, ce n’est pas toujours la productivité qui détermine le salaire, mais de plus en plus souvent le salaire qui détermine la productivité. Dans un contexte de « concurrence imparfaite » à cause des inégalités d’information, les conséquences sont bénéfiques pour l’entreprise qui, rien que parce qu’elle sait qu’elle ne sait pas et prend des précautions, est plus efficace que les autres qui ne savent même pas qu’elles ne savent pas. Mais cela crée des situations de monopole et surtout, à plus grande échelle, les retombées sont néfastes pour le marché du travail et donc pour la société, car le niveau des rémunérations (des actionnaires et pas seulement des salariés) tend à être supérieur à celui qui permettrait le plein emploi. D’où le développement du chômage et des inégalités – et l’utilité, voire la nécessité de politiques publiques pour veiller à l’intérêt général.

Cette perspective permet également d’expliquer que l’économie ne fonctionne plus exclusivement selon les lois simplistes de l’offre et de la demande, basées sur la confiance réciproque, mais que l’information est à la fois de plus en plus importante et de plus en plus difficile à maîtriser en raison de la surabondance qu’engendrent aussi bien ce besoin que les technologies nouvelles.

Les insuffisances d’information expliquent en outre, selon Stiglitz, les bulles et les crises financières. C’est ici qu’il se sépare de Thomas Piketty (Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013 ; voir la fiche OFC 2014 n° 14) et de la « gauche » classique, pour qui l’inexorable croissance des inégalités est structurellement inhérente au « capitalisme ». Stiglitz est d’accord que la « théorie du ruissellement », qui assure que l’enrichissement d’une minorité finit par profiter à tous, est une illusion. Mais il maintient que le problème ne vient pas de ce que le marché est impitoyable, et plutôt de ce qu’il n’est pas assez concurrentiel, à cause de ses asymétries et de ses contradictions. Le devoir des États et des organismes internationaux est de veiller à ce que l’information soit aussi équitablement accessible que possible, en favorisant l’éducation et les infrastructures (spécialement dans les régions les plus pauvres de la planète), et en prenant en compte les périls écologiques.

Il faut encore que les pays riches soient plus cohérents, et que par exemple les États-Unis, qui s’endettent prodigieusement et refusent de taxer adéquatement les plus gros revenus et les transactions purement spéculatives, n’imposent pas, en tant que créditeurs à travers la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, aux pays en déficit des mesures d’austérité qui les empêchent durablement de retrouver la croissance. L’équilibre budgétaire et la discipline fiscale sont des objectifs, et non des moyens (ceci dit pour les « vertueux » Allemands en Europe).

C’est le message que développe toute une série de livres (traduits en français, chez Fayard jusqu’en 2008 et ensuite aux Éditions Les Liens qui libèrent, certains repris en poche) : La grande désillusion (2002), Quand le capitalisme perd la tête (2003), Un autre monde : contre le fanatisme du marché (2006), Pour un monde commercial plus juste (2007), Une guerre à 3000 milliards de dollars (2008, contre l’intervention américaine en Irak), Le Triomphe de la cupidité et Le Rapport Stiglitz : pour une vraie réforme du système monétaire et financier international (2010), Le Prix de l’inégalité (2012), La grande fracture : les sociétés inégalitaires et ce que nous pouvons faire pour les changer (2015).

Le dernier titre paru indique assez clairement son contenu : « L’Euro, ou comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe ». C’est un pavé de plus de 400 pages qui, balancé dans la mare médiatique, éclabousse encore l’Union européenne après le Brexit. Selon Stiglitz, l’euro a été lancé avec des motivations politiques d’ordre symbolique, mais sans réflexion tenant compte de la diversité des nations, sur le pari naïf que l’intégration financière dynamiserait l’économie partout en facilitant les échanges, comme le proclame le credo libéral. Or tous les pays membres n’étaient pas sur le même rythme au départ, et ceux qui se sont trouvés en difficulté pour suivre ne peuvent plus dévaluer. Ils ne peuvent qu’augmenter les impôts tout en perdant des emplois et en réduisant les salaires qui restent, ce qui aggrave leur situation. Autrement dit, tous sont interdépendants, mais il n’y a pas de solidarité. Il aurait fallu créer dès le début des institutions comme des fonds de garantie, alimentés par une taxation des profits de ceux qui réussissent le mieux. C’est ce qui se passe au niveau national et aurait dû être transposé à celui de l’Union. Maintenant il est trop tard, car le système n’est pas réformable et l’Europe, dit Stiglitz, devra ou bien se défaire au moins partiellement et provisoirement, ou bien mettre en place une mutualisation plus poussée.

Jean Duchesne, O.F.C.

 

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