Le cheminement poétique d’Yves Bonnefoy

couv_yves_bonnefoy_arrière_paysFiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC 2016, n°36) sur le poète Yves Bonnefoy (1923-2016), décédé le 1er juillet 2016, par Mgr Hubert Herbreteau, évêque d’Agen et Président de l’OFC.

Yves Bonnefoy est décédé le 1er juillet dernier, à l’âge de 93 ans. Sa disparition laisse un grand vide dans le paysage littéraire français. Héritier d’une belle tradition poétique qui va de Baudelaire, Nerval, Mallarmé, Rimbaud à Jaccottet ou Edmond Jabès, le cheminement poétique de Bonnefoy est d’une grande richesse avec des essais, des traductions, des réflexions sur la peinture et le langage, et bien sûr des poèmes magnifiques, mais parfois obscurs et énigmatiques. Bonnefoy prône l’approfondissement de la vie intérieure par la poésie et l’appropriation d’espaces entrevus ou rêvés.

• Ce qu’il faut noter en premier lieu au sujet de l’oeuvre de ce poète, c’est la relation établie entre les récits de voyage ou de souvenirs sur l’enfance et la jeunesse et les poèmes. Les récits ont souvent précédé et nourri les poèmes et dans la plupart des livres de Bonnefoy se conjuguent, à dessein, les deux genres littéraires. On a le sentiment que le poète refuse de réduire son écriture à simplement des jeux de mots (à la manière des surréalistes), et redoute d’oublier les vraies questions de l’existence, avec leur poids d’humanité.

Quelle est la conception de l’image poétique pour Yves Bonnefoy ? Breton et les surréalistes traquaient l’image dans le choc des mots. Cela produisait des effets inattendus. Ce qui importait pour eux, c’était les libres associations de mots. Bonnefoy pense plutôt que l’image poétique doit mener à un lieu, qu’il définit comme « l’arrière-pays », un autre monde « fait de chair et de sang ». Elle se traduit par des expressions remontant de son enfance, retenues dans son inconscient. Le travail du poète est cheminement vers ce lieu.

L’Italie fut pour lui la vraie patrie de ses images. Son Italie, c’était la peinture de Chirico, la Toscane et surtout Rome. C’est dans L’arrière-pays qu’Yves Bonnefoy a évoqué l’Italie : « Et le voyageur se demande : le lieu ne garde-t-il rien de ce qui pourtant a eu lieu ? L’être s’oublie-t-il, instant par instant, est-ce à moi, à moi seul, de me souvenir ? » (L’Arrière-pays, Gallimard, 2005, p. 87).

L’univers poétique de Bonnefoy est parfois difficile à appréhender parce que le poème est une parole polysémique, qui tourne autour d’un sujet, d’un souvenir, d’un vécu sans trop les cerner.

• L’oeuvre d’Yves Bonnefoy se comprend aussi à partir de la notion de présence. Présence est en effet le mot clé de sa poétique et de sa pensée. Recherchée dans une géographie, un territoire, une terre, la présence est une manière d’être attentif aux grandes questions de l’existence. La présence, en effet, n’est autre que le sentiment de l’immortalité sentie au coeur même de la finitude.

Voici, par exemple un poème extrait de L’Heure présente qui traduit bien ce sentiment :

« Passant,

Regarde ce grand arbre et à travers lui,
Il peut suffire.

Car même déchiré, souillé, l’arbre des rues,
C’est toute la nature, tout le ciel,
L’oiseau s’y pose, le vent y bouge, le soleil
Y dit le même espoir, malgré la mort.

Philosophe,
As-tu la chance d’avoir l’arbre dans ta rue,
Tes pensées seront moins ardues, tes yeux plus libres,
Tes mains plus désireuses de moins de nuit. »

L’arbre de la rue Descartes, dans L’Heure présente,
Gallimard, 2014, p.113

Écrire de la poésie, c’est pour Yves Bonnefoy, partir en quête de la présence. Ce qui conduit le poète à ne pas chercher l’être au-delà du sensible, en se dégageant de lui, mais dans l’apparence même. L’épigraphe de Du mouvement et de l’immobilité de Douve (premier livre poétique de Bonnefoy) le manifeste : nous ne pouvons retrouver notre réalité d’être humain que si nous acceptons notre finitude et la mort. Accepter de perdre nous fait trouver la plénitude de l’instant. Nous ne pouvons être présents aux choses que si nous acceptons de nous désapproprier.

L’oeuvre de Bonnefoy est marquée par la recherche d’un pays, d’une terre, d’un lieu, du sens à travers le lieu.
On peut citer, à titre d’exemple, un autre poème extrait de L’Heure présente.

« Le bonheur ne m’a guère souri sur cette terre.
Où vais-je ? Je cherche dans ces montagnes
Le silence, la paix du coeur. C’est ma patrie,
Je n’errerai plus jamais loin d’elle. (…)

Les cimes de partout redeviennent bleues,
Vais-je te dire adieu ? Non, qu’à jamais,
À jamais bruisse l’eau, refleurisse l’herbe ! »

L’Heure présente, Gallimard, 2004, p.204

couv_yves_bonnefoy_heure_presenteAvec L’Heure présente, proses et poèmes alternent afin d’aborder les problèmes qui assaillent notre époque, à « l’heure présente ». D’une part les proses permettent de remuer les impressions et des intuitions vives, enfouies en nous-même. D’autre part, il y a les poèmes pour tenter d’employer les mots ainsi rénovés et mieux poser les problèmes de l’être, du non-être, du sens et du non-sens. Les métaphores si nombreuses invitent alors à découvrir ce que nous dérobe notre pensée souvent conceptuelle. Les poèmes de Bonnefoy expriment souvent des interrogations, mais offrent aussi des éléments de réponses.

• L’oeuvre poétique de Bonnefoy est enfin profondément marquée par les relations avec les membres de sa famille. Yves Bonnefoy est né en 1923 à Tours. Son père était ouvrier-monteur, sa mère infirmière, puis institutrice. La grande épreuve de son enfance fut la mort de son père en 1936. Il dira plus tard : « Je revois mon père s’éloigner vers son lieu de travail, silencieux, prisonnier de son silence. Je me dis parfois que j’ai voulu parler à sa place. »

Deux livres du poète parus récemment donnent des clés pour comprendre le cheminement poétique de Bonnefoy. Le premier, L’écharpe rouge, est un essai sur l’activité poétique. L’auteur s’interroge sur des vers inachevés et sur sa vocation poétique. Le second, Ensemble encore, est un recueil de poèmes.

Il est devenu poète en raison des silences de son père et des mots simples de sa mère. À propos de L’écharpe rouge, la revue Télérama (n° 3459, 25 avril 2016) explique quel fut le cheminement poétique de Bonnefoy : « Les très beaux portraits qu’il brosse de ses père et mère entraînent Bonnefoy dans un processus qui relève de l’archéologie. Il creuse, creuse encore, et c’est le rapport au monde et au langage qui constitue le prisme à travers lequel il ausculte ce qu’il met au jour : les sources du silence et de la solitude d’Elie – et Bonnefoy de confier la “compassion poétique” que lui inspire cet homme “privé des mots qui lui permettaient d’être au monde” – l’origine de l’exil et des rêves d’Hélène, cette mère de qui il apprit néanmoins “les grands pouvoirs de quelques mots simples”. Il est question de filiation, de legs, dans ce récit méditatif parsemé d’anfractuosités, au fil duquel, peu à peu, Yves Bonnefoy s’attache à localiser la naissance de sa conviction poétique. »

Les confessions de Bonnefoy dans L’écharpe rouge font écho aux poèmes d’Ensemble encore. De ces poèmes affleure une inquiétude métaphysique. À partir de son expérience personnelle, le poète atteint à l’universel. L’écharpe rouge est un récit autobiographique. Le lecteur découvre, dans les strates d’un texte qu’avait dicté l’inconscient, comment le regard d’un fils sur ses parents, sur leurs frustrations, leurs silences, décida de sa vocation à la poésie.

Alain Rémond, journaliste de La Croix, dans son billet du 10 mai 2015, confie à ses lecteurs son émotion après avoir écouté à la radio Yves Bonnefoy. Il découvre le « miracle » de la voix « fragile et qui tremble un peu » du poète.

Le poète continue de nous dire, dans une langue lumineuse et limpide, combien il importe de donner leur sens aux mots pour vivre pleinement notre présence au monde et aux autres.

Mgr Hubert Herbreteau

Evêque d’Agen, Président de l’OFC

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