A propos du nouveau livre de Philippe Forest, « Crue »

couv_crue_philippe_forestFiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC 2016, n°31) au sujet du livre de Philippe Forest, Crue (Gallimard, 2016) et de ceux qui l’ont précédé.

Tel un spectre, un homme revient dans un monde en train de disparaître, « dans l’un de ces quartiers périphériques de l’une des plus grandes et vieilles villes d’Europe » où il est né. Dans l’immeuble promis à la démolition qu’il est l’un des derniers à habiter, ce personnage qui est aussi le narrateur n’aura d’autre choix que de se faire le sismographe d’un séisme dont le lecteur ne sait s’il a eu lieu ou s’il aura lieu, le chroniqueur d’une énigmatique catastrophe dont la grande « crue » qui donne son titre au nouveau livre de Philippe Forest, n’aura été que l’un de ses pics.

Mais qu’on ne s’attende pas à trouver dans ce livre le scénario d’un film-catastrophe ! C’est d’une fable métaphysique qu’il s’agit, hantée par l’effacement, l’engloutissement, la disparition dans « un grand vide qui est le dernier mot du monde et où se précipite toute l’énergie aveugle et dévastatrice qu’il recèle en son sein ».

Si le narrateur a décidé de revenir vivre en ce non-lieu où les vivants ne sont plus que des fantômes, c’est parce qu’il fut le lieu où sa fille de quatre ans est morte : « Je voulais rentrer chez moi et cela signifiait bien sûr auprès d’elle. » Il n’y a rien d’anecdotique dans cette notation quand on sait que depuis son premier roman (L’enfant éternel, Gallimard, 1997), toute l’oeuvre de Philippe Forest est l’inconsolable rumination d’un homme dévasté par la douleur d’avoir perdu sa fille Pauline, morte d’un cancer des os à l’âge de quatre ans, en même temps qu’une incessante protestation contre « les travaux forcés du deuil » auxquels la société condamne les Job d’aujourd’hui.

A cet égard les textes de Philippe Forest (en particulier son essai intitulé Tous les enfants sauf un, Gallimard, 2007, ainsi que son dialogue avec Vincent Delecroix dans Le deuil. Entre le chagrin et le néant, Philo éditions, 2015) méritent l’attention des ministres ordonnés et des laïcs engagés dans la pastorale des funérailles et l’accompagnement des familles en deuil. Qu’on juge à la lecture de cette page extraite d’un abécédaire qu’a publié récemment Philippe Forest sous le titre Une fatalité de bonheur (Grasset, 2016) :

 » Je crois être aussi athée qu’on peut l’être. L’idée d’un Dieu, d’une vie après la mort, d’une survie de l’âme et d’une résurrection de la chair m’est totalement étrangère. En même temps, je sais bien que le catholicisme dans lequel j’ai grandi a formé ma pensée et, sans doute davantage encore, ma sensibilité. S’il faut vraiment un Dieu aux hommes, je trouve juste qu’il s’agisse de celui des Évangiles qui choisit de naître parmi les pauvres, les faibles, prend le parti des femmes, laisse venir à lui les enfants, veille sur les malades et pleure les mourants, « agonise enfin » dans une souffrance et une détresse pitoyables du fond de laquelle, abandonné de tous, il s’exprime en un cri de désespoir. J’écris « agonise enfin » mais je sais bien que, pour les croyants, la mort n’est pas le dernier mot de la foi et que le drame de la passion s’efface par le miracle de la résurrection. Sauf que la bouleversante vérité du christianisme tient, à mes yeux, à ce que persiste en lui l’épreuve de la déréliction dont il prétend pourtant triompher mais à laquelle il prête sa voix pathétique. La « bonne nouvelle » que l’Evangile proclame ne réduit pas totalement au silence la protestation que font entendre la sagesse désabusée de l’Ecclésiaste, la colère de Job ou l’angoisse d’Abraham.

J’ai voulu que ma fille soit baptisée la veille de sa mort. Je ne pensais pas un tel viatique indispensable pour qu’elle fût accueillie dans un autre monde auquel je ne croyais pas. Mais je désirais que les mots soient prononcés qui accompagnent les corps et qui disent de la mort que la victoire ne lui appartient pas. Et lors de la cérémonie qui eut lieu quelques jours plus tard, j’ai été reconnaissant au prêtre d’avoir choisi de faire entendre dans l’Eglise des phrases de l’Ancien Testament qui racontent comment Rachel, qui a perdu son enfant, veut ne pas être consolée.

L’histoire de tous les hommes et celle de chacun se suspend en ce moment du samedi saint, le plus noir de l’année liturgique, où la rédemption se trouve perpétuellement remise au lendemain, où elle n’existe qu’à la manière d’une très hypothétique promesse dont nul ne peut dire avec certitude si elle sera ou non tenue. Il n’y a rien de plus ridicule que la conviction tranquille qu’affichent tous ceux qui « ravis de la crèche » identiques aux « illuminés » des sectes, s’estiment d’ores et déjà sauvés, détenteurs d’une vérité imbécile qu’ils déclinent sous toutes ses formes et dans tous les domaines – avec une prédilection pour la morale – et dont ils plaignent avec condescendance ceux qui en sont privés. Le seul christianisme que j’estime est le fait de ceux qui, n’étant plus chrétiens (comme Bataille) ou déclarant ne pas l’être encore (comme Kierkegaard) se tiennent dans la crainte et le tremblement, en ce lieu où toute vérité vacille « .

Crue, le dernier roman de Philippe Forest laisse son lecteur en suspens au-dessus d’ « un grand vide », mais à propos duquel le narrateur déclare :

« J’espère les y rejoindre un jour. Avec tous les autres. Tous ceux que j’ai vu fuir dans le néant de la nuit. Ma fille, ma mère, celles et ceux qu’autrefois j’ai aimés. Les autres aussi dont j’ai parlé, en partance pour nulle part, qui passaient sur les trottoirs de mon quartier comme des spectres indifférents et qui, autant que n’importe qui, misérables et magnifiques, méritaient l’immense mansuétude du monde. Je me dis qu’un jour je les retrouverai. Je passerai du côté où ils se tiennent. Mais pas tout de suite. Il faut d’abord que la vérité soit dite. »

Robert Scholtus, membre de l’OFC

 

 

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