« L’étrange défaite » de Marc Bloch

couv_etrange-defaiteFiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC 2016, n°29) consacrée au livre de de Marc Bloch (1886-1944), L’étrange défaite, Paris, première édition en 1946, deuxième en 1957 puis édition de poche en 1990 aux éditions Gallimard (collection Folio Histoire).

On s’étonnera, sans doute, de s’attacher pour une fiche de l’Observatoire Foi et Culture, à un vieux texte rédigé entre juillet et septembre 1940, juste après le plus dramatique effondrement de l’histoire de la France. L’étrange défaite de Marc Bloch (1886-1944) est devenu un classique, notamment chez les historiens qui cherchent dans cet ouvrage le modèle de la réflexion sur le présent articulée à la connaissance historique1. Est-ce à dire que le texte est très bien connu ? Souvent, le titre évoque quelque souvenir ; son contenu, c’est une autre chose.

Reprenant ce texte pour mes étudiants d’hypokhâgne, j’ai été troublé par son actualité et c’est la raison pour laquelle j’en propose une rapide fiche.

Certes, nous ne sommes pas en guerre et nous n’avons pas encore vécu un atroce effondrement. Pourtant, le pessimisme nous envahit et les échéances électorales du printemps 2017 sont propices à un grand débat national, dont nous savons, hélas, qu’il sera biaisé, simplifié, médiatisé et qu’il risque fort de ne pas préparer les Français et la France à l’avenir et aux politiques à conduire entre 2017 et 2022. Face à ce pessimisme, comment ne pas sentir le découragement ?

Marc Bloch nous donne ici une leçon de courage civique, intellectuel et moral. Le livre est composé de trois parties : « présentation du témoin », « déposition d’un vaincu », « examen de conscience d’un Français ». Puisqu’il s’agit d’un témoignage, Marc Bloch veut le rendre intelligible à ceux qui le liront et rappelle donc qui il est : « aussi bien, nul ne saurait prétendre avoir tout contemplé ou tout connu. Que chacun dise franchement ce qu’il a à dire, la vérité naîtra de ces sincérités convergentes ». J’aime cette confiance dans le débat et la simplicité de la présentation de son témoignage. De cette première partie, retenons aussi cette phrase, à propos de la France, qui pourrait bien nous être utile dans les interrogations du moment : « j’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé ». Ne pourrait-on pas tenir là un programme d’éducation ?

La deuxième partie est le témoignage direct des opérations pendant la drôle de guerre et pendant la campagne de Flandres du capitaine Marc Bloch, affecté à la gestion des réserves d’essence de la 1ère armée. C’est la partie la plus directement narrative. On sera attentif aux nombreux appels au courage que Bloch formule. Inspiré par une morale, qui, aujourd’hui semblerait austère, mais qui à cette époque, était partagée par beaucoup, Marc Bloch insiste sur le sens du sacrifice, sur l’éthique du chef (un exemple), sur l’instinct collectif (« Celui-ci revêt bien des nuances diverses, depuis l’élan, à demi irraisonné, qui porte l’homme à ne pas abandonner son camarade jusqu’au sacrifice consenti à la communauté nationale »). Là encore, repenser collectivement une morale commune ne nous serait-il pas indispensable ? Et ce d’autant plus que l’instinct collectif est plus près de cette morale que ce que les médias et leurs représentants veulent nous faire croire ?

La troisième partie est, elle aussi, profondément ancrée dans son temps. L’examen de conscience d’un Français, c’est tenter de relire l’entre-deux-guerres à la lumière des manquements individuels et collectifs, hors de tout esprit de système. La gérontocratie française est dénoncée tout comme l’esprit de caste et de cooptation de la haute fonction publique (y compris l’Université que Bloch connaissait par ses fonctions). La stérilité des jeux politiques, conjugués aux pressions médiatiques de la presse écrite et de la radio, est évoquée. La défaite de juin 1940 s’explique par des raisons profondes qui dépassent la seule explication militaire. La question que pose Bloch est la suivante : « Avons-nous été de bons citoyens ? ». Inutile de proposer un parallèle avec aujourd’hui puisque celui-ci surgit inévitablement2 ?

Il déplore que les responsables politiques n’aient pas fait du peuple leur collaborateur conscient, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas eu de pédagogie de la politique. Il dénonce des syndicats qui à force « de ne voir plus loin, plus haut et plus large que les soucis du pain quotidien, par où peut être compromis le pain même du lendemain » ont été des freins au réarmement moral du pays. Il stigmatise une bourgeoisie française qui, menacée qu’elle était alors par la mondialisation, n’a pas compris les aspirations des ouvriers (Front populaire). Il s’agit là non de jugements politiques mais d’une tentative de compréhension et d’élucidation des divisions qui ont conduit le peuple français aux déchirures de la Seconde Guerre mondiale.

Enfin, s’interrogeant sur sa propre responsabilité de savant et de professeur, il écrit :

« Adeptes des sciences de l’homme ou savants de laboratoires, peut-être fûmes-nous aussi détournés de l’action individuelle par une sorte de fatalisme, inhérent à la pratique de nos disciplines. Elles nous ont habitués à considérer, sur toutes choses, dans la société comme dans la nature, le jeu des forces massives. Devant ces lames de fond, d’une irrésistibilité presque cosmique, que pouvaient les pauvres gestes du naufragé ? C’était mal interpréter l’histoire. Parmi tous les traits qui caractérisent nos civilisations, elle n’en connaît pas de plus significatif qu’un immense progrès dans la prise de conscience de la collectivité. Là est la clef d’un grand nombre de contrastes qui, aux sociétés du passé, opposent, si crûment, celles du présent. (…) Les échanges économiques n’obéissent pas aux mêmes lois, selon que les cours des prix sont ou non connus de l’ensemble des participants. Or, de quoi est faite cette conscience collective, sinon d’une multitude de consciences individuelles, qui, incessamment, influent les unes sur les autres ? Se former une idée claire des besoins sociaux et s’efforcer de la répandre, c’est introduire un grain de levain nouveau, dans la mentalité commune ; c’est se donner une chance de la modifier un peu et, par suite, d’incliner, en quelque mesure le cours des événements, qui sont réglés, en dernière analyse, par la psychologie des hommes. »

Cette longue citation me semble être un programme pour les intellectuels que nous prétendons être et, quoique Bloch ne parle pas depuis une position religieuse (il ne revendique sa judaïté que devant un antisémite, explique-t-il dans « présentation du témoin »), les catholiques de France peuvent en saisir quelque chose.

Il serait tout à fait contraire à la méthode de Marc Bloch que de calquer le diagnostic qu’il pose sur la France de 1940 à la France de 2016-2017. Mais on peut en tirer une méthode, une leçon et un encouragement. La méthode : la lucidité ; la leçon : le courage ; l’encouragement : l’invitation à l’engagement.

Benoît Pellistrandi

Membre de l’OFC

1 On sait que Marc Bloch a laissé son nom au profond renouvellement de l’historiographie française qu’il a mené avec son ami Lucien Febvre (1878-1956) et à la création de la revue Annales d’histoire économique et sociale. Normalien de la rue d’Ulm, agrégé d’histoire, professeur à Strasbourg et à Paris, il est l’auteur de plusieurs ouvrages décisifs d’histoire médiévale dont Les rois thaumaturges (1924).
2 Comment ne pas être frappé par ce qu’il dit de la politique dans les années 1930 : « Les problèmes mondiaux comme les problèmes nationaux ne leur [aux hommes politiques] apparaissaient plus que sous l’angle des rivalités personnelles ».

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