« L’image manquante » de Rithy Panh (2015)

La fiche de l’Observatoire Foi et Culture 20L'image manquante15, n° 37 est consacrée au film de Rithy Panh, « L’image manquante ».

La mémoire en devoir

Les Khmers rouges constituent l’un des avatars les plus symboliques et les plus terrifiants du totalitarisme communiste. En quatre ans ces idéologues, qui prirent le pouvoir au Cambodge le 17 avril 1975 à la faveur des remous consécutifs à la guerre du Vietnam, provoquèrent la mort d’environ 1,7 millions de personnes, soit plus de 20% de la population.

Rendre compte d’un tel événement de façon juste n’a rien d’évident. À l’énormité de l’horreur se joint, en France, la difficulté de se faire entendre dans un pays où beaucoup ont formé et souvent cautionné les responsables du massacre, sans être capables de faire ensuite amende honorable. Le devoir de mémoire est donc double : d’un Cambodgien à l’égard du Cambodge, du public français à l’égard d’une partie de ses élites.

Mais le présent film échappe précisément au devoir de mémoire, car il n’essaie en rien de remplir une formalité ou de se satisfaire de formules toutes faites. Il s’agit beaucoup plus d’une mémoire en devoir, celle du réalisateur, déporté à 13 ans de Phnom Penh vers la campagne avec sa famille, dont il est le seul membre à avoir survécu. Hanté par l’horreur, taraudé par des émotions dont le refoulement ne cesse de le submerger, il affronte une impossible question : comment exprimer l’inexprimable, comment avoir une parole humaine sur l’inhumain ? Que dire de personnel sur la négation de la personne ? Après S-21, la machine de mort khmère rouge et Duch, le maître des forges de l’enfer, dus au même réalisateur, « L’image manquante » veut rendre compte de la dimension la plus intime de cette tragédie de masse.

Les pièges seraient nombreux : tomber dans le voyeurisme, en mettant en scène une fiction qui ne serait par définition qu’un spectacle ou en se focalisant sur les détails les plus répugnants ; se fixer sur sa propre douleur et ses propres blessures, au risque de relire le martyre de tout un peuple au prisme de ses seules souffrances personnelles ; à l’inverse, se cantonner à des généralités anonymes qui pourraient évoquer l’ampleur de l’extermination sans rejoindre le drame des personnes, manquant ainsi la dimension la plus profonde du mensonge idéologique. Difficulté supplémentaire : presque toutes les images de la dictature ont été effacées.

Comment alors montrer ce qui a été ? Ou encore, comment faire le lien entre l’image tapie dans la mémoire personnelle, si insoutenable qu’elle ne peut se regarder en face, et les images officielles, si épurées qu’elles ne disent rien de réel ? Comment conjuguer ces deux images qui en réalité n’en font qu’une, cette « image manquante » dont l’existence a provoqué la mort et dont le manque empêche de vivre ?

C’est ici que la trouvaille de Rithy Panh se révèle proprement géniale, tant sur le plan cinématographique que psychologique ou historique. Puisque l’image ne peut être montrée, elle va être façonnée en tant qu’image : produit des mains humaines, qui ne prétend pas singer le réel mais l’exprimer plus profondément, résultat d’un artisanat et d’une faculté de création que les Khmers rouges niaient et qu’une parole désormais accompagne. En sculptant des statuettes en terre cuite et en les disposant pour figurer les scènes du passé, le réalisateur donne aux personnes disparues une nouvelle présence, d’une sobriété et d’une densité stupéfiantes. Avec pudeur et parfois poésie, il représente des douleurs à la fois répétées et singulières, il prend le temps de contempler ces scènes que le pouvoir khmer a voulu effacer. Quelques images d’archives, intercalées dans ces représentations si personnelles, permettent alors de percevoir ce que le monde idéal avait d’inhumain. Et les commentaires ciselés de Christophe Bataille donnent d’échapper à la fois au bavardage de précisions trop prolixes et au risque d’idolâtrie d’une représentation qui prétendrait se suffire à elle-même.

Nous pouvons dès lors regarder : la vie en ville avant la catastrophe et la servitude à la campagne dans les camps de rééducation, les souffrances dans le travail comme les agonies dans les infirmeries, les exécutions dans le secret mais aussi les dénonciations publiques, les dirigeants au regard vide et les familles au regard sombre, les « grands travaux » comme les infimes espérances.

Détail proprement bouleversant : la glaise qui sert à modeler les figurines du film non seulement évoque la matière originelle de l’homme et le geste créateur qui préside au modelage de chacun de nous, mais est tirée elle-même de cette terre cambodgienne imbibée du sang des victimes et constituée de tant d’ossements. Il ne s’agit littéralement ni d’une création, ni d’une tentative d’effacement du drame, mais d’une re-création, d’une re-présentation qui ne prétend pas se substituer aux disparus mais assume dans sa matière même leur disparition et leur présence, tout en sauvant par sa forme les valeurs et l’humanité qui leur ont été déniées et qu’ils sont malgré tout parvenus à transmettre.

À l’instar de « Shoah » (de Claude Lanzmann, 1985, NDLR) pour le cinéma ou de « Maus » (d’Art Spiegelman, NDLR) pour la bande dessinée, le présent film constitue donc une pierre miliaire dans la réflexion sur la représentation d’un génocide et dans la manière de représenter une idéologie sans tomber dans la dialectique qu’elle vous impose. Il reste à souhaiter que, par le DVD ou par les projections ponctuelles, il puisse continuer longtemps sa carrière, nourrissant la réflexion et suscitant de nombreux débats. Non pour nous projeter une énième fois vers la représentation de la violence mais, à l’inverse, pour nous faire découvrir à neuf ce qui est irréductible à toute matière comme à toute idéologie en l’homme.

Denis DUPONT-FAUVILLE
11 novembre 2015

Fiche OFC 2015, n° 37 

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