L’option Benoît

benedict optionIl existe une version américaine du débat en France entre Erwan Le Morhedec (Identitaires : Le mauvais génie du christianisme, au Cerf) et Laurent Dandrieu (Église et immigration : le grand malaise, aux Presses de la Renaissance). Parce que le christianisme américain ne se sent pas menacé par l’immigration, la problématique n’est pas exactement la même, mais elle est proche : quelles conséquences les chrétiens doivent-ils tirer du constat que leur foi est marginalisée dans la culture occidentale ?

À cette question, Rod Dreher apporte une réponse radicale qui ne manque pas de susciter pas mal de commentaires. C’est ce qu’il appelle « L’option Benoît » (The Benedict Option, titre de son livre sorti en mars chez Sentinel à New York, avec un sous-titre dont la traduction est : Stratégie pour les chrétiens dans un pays post-chrétien).
Cette « stratégie » est de se retirer d’un monde décadent et de préparer au sein de petites communautés une civilisation régénérée. L’idée est de reproduire ce qu’a fait Saint Benoît de Nursie vers l’an 500, au moment où l’Empire romain déliquescent passait sous le contrôle des barbares. Le monachisme n’est-il pas ce qui a permis l’avènement progressif de la chrétienté occidentale ?

Rod Dreher (né en 1967) est un journaliste originaire de Louisiane où il est retourné vivre. Il a travaillé dans des médias dits néo-conservateurs. Il s’est fait connaître aussi par un livre émouvant sur la mort de sa sœur, victime d’un cancer du poumon bien qu’elle ne fumât pas (The Little Way of Ruthie Leming, 2013), et par un témoignage sur l’actualité salutaire de la Divine Comédie de Dante (How Dante Can Save Your Life, 2015).

Né méthodiste, il est devenu catholique en 1993, puis orthodoxe en 2006 (suite aux affaires de pédophilie dans l’Église). L’étiquette bénédictine accolée à sa préconisation d’un séparatisme chrétien se réclame d’Alasdair McIntyre. Ce philosophe écossais (né en 1929) est connu et respecté pour son travail sur les fondements de la morale et de la justice. Il s’y efforce de remédier aux approximations que permet « l’impératif » kantien en valorisant la vision plus large du monde et de l’homme héritée des pensées grecque et médiévale. Tout
à la fin de son ouvrage paru en 1981 et traduit en français (aux PUF) en 1997, Après la vertu, il affirme le besoin désormais d’« un nouveau saint Benoît, certainement très différent du premier ». C’est une thèse qui rejoint celle de l’historien anglais Arnold Toynbee (1889-1975), reprise par Benoît XVI, sur le rôle décisif des « minorités créatives » dans les grands renouveaux.

La réplique à cette « option Benoît » a précédé, puisque c’est dès février qu’a été publié, chez Henry Holt & Co à New York, Strangers in a Strange Land : Living the Catholic Faith in a Post-Christian World, de Mgr Charles J. Chaput, o.f.m. cap., archevêque de Philadelphie (né en 1944, auparavant évêque de Rapid City dans le Dakota du Sud puis archevêque de Denver, d’ascendance à la fois amérindienne et française via le Canada, avec même du sang royal). Titre et sous-titre sont clairs : les croyants sont des étrangers dans ce monde post-chrétien. Mais si l’analyse du contexte rejoint celle de Rod Dreher, la conclusion n’est pas du tout qu’il ne reste plus qu’à s’isoler dans un repli identitaire. Mgr Chaput s’était d’ailleurs fait remarquer en 2008 avec Render Unto Caesar (Crown Publishing Group) qui a vite été réédité en poche et où il incitait les
catholiques à s’engager en politique.

L’archevêque ne nie pas que le christianisme soit parfois dans la situation d’une « contre-culture ». Mais il souligne que la déchristianisation est loin d’être totale (du moins aux États-Unis, où le laïcisme est bien moins répandu qu’en Europe) et que la sécularisation repose, selon le mot de Chesterton, sur « des vertus chrétiennes devenues folles ». De plus, rappelle l’archevêque, le Christ n’invite pas du tout les siens à attendre des jours meilleurs pour devenir « le sel de la terre » et agir comme tel. La charité interdit de se désintéresser du prochain, et elle comprend aussi bien la promotion de principes dans les débats publics que la solidarité concrète et la proclamation de la Bonne Nouvelle.

La position de Mgr Chaput est moins catastrophiste et donc moins sensationnelle que celle du polémiste qu’est Rod Dreher. Elle est aussi étayée par une gamme plus large de références aussi bien théologiques, philosophiques et historiques que littéraires et artistiques. Mais elle n’est pas moins radicale dans sa présentation du paradoxe chrétien. Citant Vaclav Havel, qui n’était pas croyant, il appelle à « défendre la vérité de l’être humain » et il ajoute aussitôt la glose de la romancière américaine (et catholique) Flannery O’Connor (1925-1964) sur Jean 8, 32 : « La vérité vous rendra libre… et elle vous fera rejeter. »

Autrement dit, la question est celle du prix de la liberté : le chrétien doit-il prendre acte de ce qu’un monde aliéné par des illusions et sourd à l’annonce de la vérité lui inflige l’épreuve de l’exclusion ? Ou bien la liberté se vérifie-t-elle dans le risque du témoignage qui affronte, sinon la persécution, l’indifférence voire le mépris ?

Jean Duchesne