La fuite hors du monde Une tentation contemporaine explorée par la littérature

Petit-eloge-de-la-fuite-hors-du-mondeQui, ne serait-ce qu’un instant, n’a jamais été saisi par l’envie de tout quitter et de prendre le large, de fausser compagnie à la société et de s’absenter de la comédie humaine ? En tout cas, si l’on en croit les enquêtes, 37 % des Français rêvent de tout quitter, de partir à l’aventure, et un Français sur cinq rêve de vivre retiré du monde. Cette tentation de la fuite est l’expression d’une aspiration légitime à vivre de façon plus simple, plus lente et plus frugale, loin du bruit et de la fureur, en échappant de surcroît au « contrôle électronique universel ». Mais ce désir de fuir n’en est pas moins le symptôme du déclin de l’engagement collectif dans une société dominée par le principe de plaisir où l’idéal d’une vie intense ne trouve plus à s’accomplir que dans la sphère du privé et dans l’aventure individuelle.

« Comment peut-on en arriver à penser un jour qu’il faut fuir le monde pour pouvoir se réaliser ? », s’est demandé Rémy Oudghiri. Pour tenter de répondre à cette question, il a préféré renoncer aux méthodes de la sociologie qui lui sont familières pour choisir délibérément une autre voie d’investigation : celle de la littérature. « Pourquoi la littérature ? Parce que celle-ci offre des moyens d’exploration dont les enquêtes sont dépourvues : elle intègre tous les registres, de l’émotion à la raison, de l’introspection à la description, du récit à la poésie, du réel au fictif. Parce que les écrivains ne sont pas bridés par des protocoles rigoristes et osent explorer les territoires inconnus ou incertains. Parce que leur imagination combinée à bien d’autres qualités, dont la lucidité n’est pas la moindre, déborde le cadre étroit de nos représentations de la condition humaine. Et aussi, peut-être, parce que tant de lecteurs particuliers se sont reconnus dans les œuvres littéraires comme à travers un miroir universel. Je fais partie de ces innombrables lecteurs fervents et anonymes. »

C’est ainsi que nous devons à Rémy Oudghiri un merveilleux Petit éloge de la fuite du monde (1), paru en 2014 chez Arléa, dans lequel il tend à son lecteur le miroir d’œuvres littéraires les plus diverses, de Pétrarque à Le Clézio, de Rousseau à Quignard, en passant par Tolstoï, Flaubert, et d’autres encore. De cette grande escapade littéraire, l’auteur revient avec une conviction : « la fuite hors du monde loin de nous en exclure, nous en rapproche » et « elle n’est rien d’autre qu’une façon d’y entrer vraiment ». Et n’est-ce pas en nous arrachant à la réalité que la lecture des œuvres nous la fait saisir en ce qu’elle a d’insaisissable ?

La fuite hors du monde a toujours fasciné les hommes de Lettres et nourri leur imaginaire. Qu’il suffise de rappeler les vers emblématiques de Mallarmé : « La chair est triste, hélas ! Et j’ai lu tous les livres. Fuir ! Là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres D’être parmi l’écume inconnue et les cieux ! »  Sans compter ces écrivains-voyageurs de toutes les époques dont l’incessante fuite du monde apprend à ceux qui les lisent « l’usage du monde (2) ».

Parmi les parutions actuelles, nombreux sont les romans qui mettent en scène des personnages qui n’aspirent qu’à disparaître dans l’inconnu, des humains bien décidés à se déconnecter et à s’éclipser pour se libérer de « la tyrannie technologique » et réinventer une civilisation de la Douceur. Ainsi en va-t-il dans le dernier roman de Jérôme Leroy, Un peu tard dans la saison (3). C’est à une autre tyrannie que s’arrache l’héroïne de Nue, sous la lune, le récent roman de Violaine Bérot (4), celle qu’exerce sur elle qui lui a tout sacrifié un artiste pervers. Dans Le pays dont je me souviens d’Anne Révah (5), c’est un homme, ravagé par l’ennui, annihilé et méprisé par sa riche épouse, qui prend la poudre d’escampette pour retrouver sa ville natale où il va se lier d’amitié avec un imprévisible clochard céleste avec lequel il s’embarquera pour l’île imaginaire de leur enfance.

Dans L’un l’autre du grand romancier suisse de langue allemande, Peter Stamm (6), Thomas sans crier gare, sans l’avoir prémédité, quitte sa maison, sa femme, ses enfants, son travail et se met en marche sur un chemin aléatoire  qui lui fera traverser les Alpes. C’est le récit troublant d’une fuite qui, tout en laissant le lecteur en suspens, l’interroge sur cette part irréductible de solitude qui rend l’homme soudainement étranger à ce qui fait sa vie. Il a besoin de s’y perdre pour mieux se trouver et retrouver ce qui ne s’est jamais perdu : « Quand nous nous séparons, nous restons l’un à l’autre. » On pourra aussi se souvenir du drôle et émouvant roman de Patrick Tudoret, L’homme qui fuyait le Nobel (7) – dans lequel la fuite d’un écrivain « nobélisé » loin du « Barnum médiatico-narcissique » se transforme, au hasard des rencontres en un pèlerinage sur les chemins de Compostelle qui lui rendra le goût des autres et, par l’entremise de l’écriture retrouvée, l’amour vibrant d’une épouse disparue.

L’issue de tous ces récits de fuite ne se trouve jamais dans un « retour au même » mais au contraire dans une ouverture au mystère, dans une sorte de vertige métaphysique, ou parfois dans un retournement spirituel. Au bout de l’errance se lève un horizon de transcendance qui rend à l’homme en fuite les yeux du rêveur, le regard de l’enfance, le rire de la liberté, et qui sait ? La vision de Dieu. Des personnages de ces fictions, on pourrait dire ce qu’écrit Rémy Oudghiri à propos des auteurs qu’il a étudiés : « Chacun envisage la fuite comme une ouverture : à Dieu, à l’humanité, à soi-même, au savoir, à l’art. Pour la plupart, fuir, c’est commencer à être, et pour certains, fuir c’est être. »

Robert Scholtus

(1)  Rémy Oudghiri, Petit éloge de la fuite hors du monde, Arléa, 2014

(2) Nicolas Bouvier, L’usage du monde, La Découverte, 1985

(3) Jérôme Leroy, Un peu tard dans la saison, La Table Ronde,  2016

(4) Violaine Bérot, Nue sous la lune,  Buchet-Chastel, 2017

(5) Anne Révah, Le pays dont je me souviens,  Mercure de France, 2017

(6) Peter Stamm, L’un l’autre, Christian Bourgois, 2017 7 Patrick Tudoret, L’homme qui fuyait le Nobel, Grasset, 2015

(7) Patrick Tudoret, L’homme qui fuyait le Nobel, Grasset, 2015