Pourquoi j’ai rejoint les signataires de la lettre des 138 ?

Conseil pour les relations interreligieuses
Réunion de travail à propos de la Lettre des 138 responsables musulmans,

 

par Madame Mehrézia LABIDI-MAIZA
Coordinatrice du réseau mondial Femmes croyantes pour la Paix
Membre de la Conférence Mondiale des religions pour la Paix

Messieurs les Evêques,
Chères amies,
Cher père Roucou,

Que la paix de Dieu et ses bénédictions soient avec vous

Le fait d’être invitée pour parler devant votre assemblée est à la foi un honneur pour moi mais aussi une responsabilité. J’espère être à la hauteur de cette responsabilité. Je vais certainement puiser dans l’éducation que m’a donnée mon père et dans mon expérience dans le dialogue interreligieux, ici en France, pour vous parler aujourd’hui de ce qui m’a convaincue de cosigner la lettre dite des 138 intellectuels musulmans à leurs amis et interlocuteurs chrétiens.

Mon père était l’imam de notre ville et il tenait à donner à ses fils comme à ses filles la même éducation religieuse ouverte sur la modernité. Il m’invitait, tout comme il le faisait avec mes autres sœurs, à prendre la parole devant ses invités même s’ils étaient des érudits en religion. C’était pour moi l’occasion d’écouter, de parler et d’argumenter… je me rends compte maintenant que c’était sa façon à lui de nous éduquer dans le dialogue, car le dialogue n’est pas inné et spontané chez l’être humain ; le dialogue s’apprend, c’est une éducation.
En fait, j’ai été familiarisée avec le dialogue interreligieux dans mon pays d’origine, la Tunisie, car j’ai grandi dans une ville où coexistaient de façon conviviale les musulmans autochtones et les chrétiens (Italiens, Maltais et Français) qui ont préféré demeurer en Tunisie après son indépendance. J’ai été témoin des rencontres amicales entre mon père, l’imam et curé de l’église située dans notre rue et cela m’a appris le respect des religieux, quelle que soit leur foi ou confession et m’a préparée à m’intégrer dans des activités interreligieuses et interculturelles quand je me suis installée en France en 1986.

La visibilité de l’Islam et des musulmans en France à travers leurs lieux de culte, leur pratique religieuse, leur nombre et les défis que cela pose aux institutions devinrent un sujet du débat public en France vers la fin des années 80. Mes débuts dans les rencontres islamo-chrétiennes se sont faits dans ce contexte social : une association de femmes chrétiennes à majorité protestantes m’a invitée avec d’autres amies universitaires musulmanes originaires des trois pays du Maghreb pour répondre à leurs questions sur l’Islam, la femme musulmane, la famille, la société…Ce n’était pas vraiment un dialogue mais plutôt des séances de questions / réponses sur le fait islamique en général et en France en particulier. Par la suite, les rencontres se sont succédées tout en se ressemblant : des associations chrétiennes invitent, accueillent dans leur locaux et définissent le thème et l’intervenant musulman présente un exposé et répond aux questions du public. Les initiatives prises par les amis chrétiens (protestants et catholiques) sont louables car elles ont permis à des voix musulmanes de transmettre des messages de raison, de foi, de paix et d’amitié à leurs concitoyens. En fait, elles ont joué le rôle de lieux de médiation entre la société française et les responsables locaux ou nationaux d’un côté et les musulmans d’un autre.

Mais, à force d’être sollicités pour parler de sujets divers, les intervenants musulmans risquent d’être transformés « en machines à réponses » ; pire, de croire qu’ils ont réponse à tout ! Le dialogue manquait de ce fait une caractéristique importante : la réciprocité de l’écoute et du questionnement de l’autre. Par exemple, dans mon groupe de dialogue interreligieux de femmes, nous avons traité pendant dix ans des sujets concernant l’Islam et le Coran à la demande des amies chrétiennes, en comparant avec leur tradition. Mais nous avons fini par leur dire : « Nous aussi, nous voudrions comprendre votre foi chrétienne ! Parlez-nous de ce que signifie pour le Christ ? La Bible ? … ». En effet, les personnes musulmanes impliquées dans ce dialogue interreligieux, ressentent de plus en plus le besoin de proposer une vision musulmane contemporaine du dialogue avec l’autre.

Personnellement, depuis que j’ai intégré le réseau de la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix (CMRP), l’intérêt que je porte au dialogue interreligieux s’est accru car j’ai découvert une autre façon de dialoguer entre croyants de religions différentes, basée sur la réciprocité et l’action commune, notre slogan est en fait « Fois différentes et action commune ». Ma recherche d’une vision musulmane de la relation avec l’autre, notamment celui appartenant à une tradition religieuse différente, est devenue l’un des objectifs que je poursuivais – et je poursuis encore – à travers l’interreligieux. Je n’ai pas hésité à en parler aux personnalités musulmanes éminentes que j’ai eues l’occasion de rencontrer dans le cadre de la CMRP international.

Je suis convaincue qu’il ne suffit pas de répondre aux invitations, aux rencontres interreligieuses, de bien parler de notre religion et de confirmer qu’elle est une religion de paix pour être homme ou femme de dialogue. Il faut présenter à nos interlocuteurs à niveau local, national et international une vision basée sur notre Texte, notre tradition religieuse et imprégnée de notre expérience contemporaine de la relation avec l’autre et du dialogue que nous établissons avec lui. Comme nous réclamons d’être non seulement « tolérés » mais aussi « respectés » et « acceptés » comme Musulmans, nous nous devons de présenter un projet de dialogue avec l’autre dans lequel il est respecté et accepté et non juste toléré.

Pour toutes ces raisons, j’ai bien accueilli le texte de la « Lettre des 138 » quand il m’a été communiqué. Le fait qu’il émane du l’Institut Royal de Aal al-Bayt pour la pensée islamique, Jordanie – à l’occasion de l’Aïd al-Fitr al-Mubarak 1428 A.H. / 13 octobre 2007- a été pour moi une garantie de sa valeur comme document de référence. Quand je l’ai eu, il avait déjà été cosigné par les 138 personnalités musulmanes qui représentent la diversité interne de l’Islam et je n’ai pas hésité à mettre mon nom sur la deuxième liste de signataires qui dépasse maintenant les 200 personnes.

Ce qui m’a amenée à rejoindre cet « Appel à une parole commune » lancé aux amis et aux responsables des Eglises chrétiennes c’est qu’il présente une vision musulmane du dialogue avec l’autre, notamment les monothéistes ou les gens du livre selon les termes coraniques, qui correspond à la mienne :

• La lettre rappelle nos valeurs communes sans tomber dans le syncrétisme ou le jugement préférentiel de la foi des uns aux dépens de celle des autres. Nous appartenons tous à la famille monothéiste mais chaque communauté exprime son adhésion d’une façon différente qui lui est propre. Cette différence ne signifie pas automatiquement être en conflit et exige un effort respectif d’écoute et d’accueil de l’autre.

• En faisant un lien direct et fort entre l’amour de Dieu comme Créateur et l’amour du prochain, la créature, la lettre sort le dialogue inter religieux du débat théologique, certes utile et nécessaire, mais souvent inaccessible, voire effrayant, pour les croyants de base, pour investir un champ plus large : le vivre ensemble et l’agir ensemble. Cela ne conduit pas à minimiser l’importance de nos dogmes et croyances, mais de parler de leur effet sur notre vie spirituelle et quotidienne : en quoi notre foi nous pousse à agir pour le bien commun ? en répondant à cette question ensemble on fait dialoguer nos traditions religieuses. Ce dialogue a un sens pour tout le monde, surtout pour le croyant ou la croyante qui voudrait comprendre comment bâtir des relations d’amitié de convivialité avec son voisin ou voisine de pallier.

• En citant la Torah (Deutéronome 6,4) et les évangiles (Marc 12,29-31) pour parler de l’unicité de Dieu, de l’amour et l’obéissance que le croyant doit Lui témoigner ou encore pour parler du devoir d’hospitalité envers autrui, les rédacteurs de la Lettre dépassent la tolérance pour exprimer leur respect envers les Ecritures sacrées des Juifs et des Chrétiens. Ils sont vraiment dans l’écoute de l’autre et dans le dialogue. Cela est confirmé par le choix des textes Coraniques auxquels ils se réfèrent pour étayer leur appel à une parole commune, tel que ce verset : (Nous avons envoyé Nos messagers munis de preuves irréfutables, et Nous avons fait descendre avec eux le Livre et la Balance, afin de faire régner la justice parmi les hommes. (Al-Hadid, 57:25. J’entends cet appel comme un appel à une action commune pour la paix sur la terre. Je me retrouve dans cette démarche comme militante du dialogue l’inter religieux et il m’arrive souvent d’être sensible à la sagesse et aux valeurs contenus dans les textes chrétiens, tel que le verset Mathieu 25 qui parle de l’accueil de l’étranger et qui résonne dans mon esprit avec une parole du prophète de l’Islam, que la paix soit sur lui. Il m’arrive souvent de citer les deux textes en même temps pour donner un exemple vivant des enseignements religieux qui nous invitent à vivre ensemble et à bien accueillir l’autre, surtout quand il est dans une situation de faiblesse.

• Enfin, j’ai cosigné cette Lettre car elle appelle les musulmans et les chrétiens à assumer leur rôle de témoins face à l’humanité, témoins du message qu’ils portent et qu’ils doivent partager avec les autres et non le leur imposer : répandre et sauvegarder la paix. Ce paragraphe me semble être l’un des plus importants de la Lettre : « Trouver un terrain d’entente entre musulmans et chrétiens n’est pas une simple question de dialogue œcuménique poli entre des leaders religieux sélectionnés. Le Christianisme et l’Islam sont respectivement la plus nombreuse, et la seconde plus nombreuse, religion dans le monde et l’histoire. On rapporte que chrétiens et musulmans représentent respectivement plus du tiers, et plus du cinquième, de l’humanité. Ensemble, ils constituent plus de 55% de la population mondiale, ce qui fait de la relation entre ces deux communautés religieuses le plus important facteur contribuant à une paix significative dans le monde. Si les musulmans et les chrétiens ne vivent pas en paix entre eux, le monde ne peut être en paix ».

• En effet, pour moi le dialogue interreligieux est appelé à évoluer et à dépasser les échanges d’amabilités et de paroles de courtoisie pour donner naissance à une culture de paix ; pour ce faire il faut laisser émerger les initiatives, surtout au niveau de la base, parmi les croyants de religions différentes qui partagent le même espace social et le même vécu quotidien et les aider à atteindre la maturité.

Je fais partie d’une organisation de ce type et ce que nous attendons de nos chefs et dignitaires religieux c’est qu’ils nous accompagnent par leur avis éclairé, leur soutien et leurs propres initiatives de rencontre et de dialogue. Je comprends tout à fait que leur rôle est de garder la tradition, mais que cela ne les conduise pas à fermer les portes de communication et de dialogue avec l’autre. Dans le cadre de Conférence mondiale, nous avons un conseil de leaders religieux à niveau local, national, régional et mondial. Notre stratégie est de faire travailler ces conseils de leaders avec les organisations de base. La lettre des 138 intellectuels musulmans est aussi une initiative qui regroupe des leaders éminents et des militants du dialogue interreligieux de base. Une autre raison pour y adhérer.