« Lettre des 138 » : étude des références bibliques faites par les intellectuels musulmans

Dans la 1° partie de la Lettre (l’amour de Dieu)

Le document (p. 9) donne la liste exhaustive des textes de l’AT où l’expression « de tout ton (votre) cœur et de toute ton (votre) âme » suit un verbe exprimant la relation à Dieu ou à ses commandements . Ces verbes sont : « chercher Dieu » (Dt 4,29), « aimer Dieu» (Dt 6,5 ; 13,4 ; 30,6), «… aimer et servir Dieu » (Dt 10,12 ; 11,13), « garder et pratiquer les lois et les coutumes » (Dt 26,16), « revenir vers Dieu et écouter sa voix » (Dt 30,2.10), « garder ses commandements, s’attacher à Lui et le servir » (Jos 22,5).
Dans Dt 6,5 l’expression est plus développée : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir (ou ton abondance (= tes biens ?)) (Me’od) »
Dans l’AT, le mot « cœur » (lev, levav) revêt diverses significations. Au total, on le rencontre 858 fois dont 814 traitent exclusivement du cœur de l’homme . Le « cœur » de l’homme est le contraire de l’apparence extérieure, à savoir, ce qui est caché au fond de lui et ne peut être sondé sinon par Dieu – car tout est à découvert devant Dieu -. Dans les textes bibliques, on parle des sentiments du cœur (joyeux, angoissé, abattu, agité, affermi …), mais le cœur est surtout le siège des fonctions intellectuelles et rationnelles que nous attribuons spontanément à la tête et au cerveau, et le siège de la volonté, là où habitent les intentions, là où s’élaborent les projets, où se prennent les décisions. Parfois le mot « cœur » est plus ou moins synonyme de « Nephesh » et désigne le siège des désirs.

« Nephesh » qu’on traduit souvent par « âme » paraît 755 fois dans l’AT. Sa signification est difficile à cerner. Dans Gn 2,7, l’être humain dans son ensemble est désigné comme une « nefesh » vivante. La « nephesh » peut désigner le désir, l’appétit, la respiration de l’homme – qui sont des expressions diverses de sa vitalité – ; « nephesh » est parfois synonyme de vie (dans Dt 12,23 : « le sang c’est la nephesh ») ; elle est le siège de toute la gamme des sentiments et des émotions que l’homme éprouve (amour, haine, trouble, révolte …) ; dans certains cas, la nephesh désigne tout simplement « moi ».

notes

On trouve l’expression « de tout votre cœur et de toute votre âme » également en Dt 11,18 (« Ces paroles que je vous dis, mettez-les dans votre cœur et dans votre âme, à votre main comme un signe, à votre front comme un bandeau ») et Jos 23,14 (« reconnaissez de tout votre cœur et de toute votre âme que, de toutes les faveurs que le Seigneur votre Dieu avait annoncées à votre égard, pas une n’a manqué son effet »).
Voir Hans Walter Wolff, Anthropologie de l’Ancien Testament, Labor et Fides, Genève, 1974, pp. 43-57.
Il est question 26 fois du cœur de Dieu, 11 fois du cœur de la mer, 5 fois du cœur de l’animal (dont 4 par comparaison avec le cœur humain), une fois du cœur du ciel, une aussi du cœur de l’arbre.
Wolff, Anthropologie, pp. 16-30.
Wolff pense que le mot peut signifier également la gorge ou le cou.

Voir par exemple C. S. Ehrlich, « Josué dans le judaïsme », Foi Et Vie, Cahier Biblique 37, Sept 1998, pp. 95-110 qui montre comment la tradition juive a cherché à composer avec les récits violents du livre de Josué sur la conquête (où les règles du Deutéronome sont mises en application).

A la place de « Me’od » il y a: « de toute ta « dianoia » (la capacité de réfléchir, l’esprit), et de toute ta « iskhys » (force).
La question de ce scribe rappelle celle du notable (Lc 18,18) auquel Jésus a répondu en rappelant les commandements du Décalogue se rapportant à l’amour du prochain.

Strack und Billerbeck, vol. 1, p. 901.

D’après certains exégètes, les verbes « amasser » et « dissiper » évoquent l’image de brebis qu’on peut rassembler ou disperser (explication privilégiée par Davies and Allison, p. 343 ; Beare, p. 280). D’autres y voient l’image de la moisson eschatologique où l’on « recueille » le grain (selon Hagner). Toutefois le verbe « disperser » convient davantage à la métaphore du troupeau (le loup qui s’empare des brebis et les disperse en Jn 10,12) qu’à celle de la moisson

Il me semble que l’option « par » est préférable, autrement on ne voit pas clairement par qui le fruit de justice est semé.

Voir 1P 3,13-17. Pour quelques commentateurs, le Sitz im Leben de la béatitude des artisans de paix est la révolte des zélotes.
« (les justes) ont été trouvés préférant le ciel à leur propre vie en ce monde » (1Hén 108,10) ; « Pourquoi donc les hommes ont-ils perdu leur vie et contre quoi ont-ils échangé leur âme ceux qui étaient sur terre ?… ils ont choisi pour eux ce temps dont les issues sont pleines de misères et de maux, et ils ont repoussé le monde qui ne fait pas vieillir ceux qui arrivent à lui … » (2Bar 51,15-16) ; « Il disait (= Rabbi Jacob) : mieux vaut une seule heure de repentance et de bonnes œuvres dans ce monde-ci plutôt que (= la repentance durant) toute la vie du monde à venir (= puisqu’il n’y a plus place pour le repentir dans le monde à venir), et mieux vaut une heure de repos (et de jouissance) dans le monde à venir plutôt que toute la vie de ce monde-ci » (Mishna Avot 4,17) ; « Il leur dit : que doit faire un homme pour vivre ? Ils lui dirent : qu’il se tue lui-même ! (ימית עצמו). Que doit faire un homme pour mourir ? Qu’il se fasse vivre lui-même (יחיה את עצמו) » (B Tamid 32a)…etc.

Senft et Fee rejettent l’interprétation qui part de la « mauvaise qualité des miroirs antiques » car les anciens fabriquaient d’excellents miroirs en métal poli.
Il y dans la Bible deux traditions concernant la vision de Dieu : l’une en nie la possibilité (Ex 33,20 : « l’homme ne peut me voir et vivre » ; Ex 19,21), l’autre en affirme la possibilité dans des cas exceptionnels (Nb 12,8) ou du moins l’espère (Ps 11,7 : « les cœurs droits contempleront sa face » ; Jb 19,26). Dans le NT, voir 1Tim 6,15-16 qui semble nier la possibilité d’une vision (directe ? ou vision tout court ?) de Dieu en ce monde.

«מאד» (me’od): comme substantif, se rencontre en Dt 6,5 et 2R 23,25. En tant qu’adverbe, le mot signifie « beaucoup, abondamment » (une racine semblable, en assyrien, signifie « abondance »). Le substantif « me’od » est d’ordinaire traduit par « force » (forme d’abondance intérieure ?) (ainsi dans Brown-Driver-Briggs). Dans la Septante, c’est traduit par « dynamis » (pouvoir). Dans les évangiles, ce qui lui correspond est « iskhys » (force). A l’époque de la Mishna et du Talmud, le mot désigne les richesses, c’est-à-dire les biens matériels (Even Shoshan).
Les trois facultés de l’âme qui doivent être mises à l’œuvre au service de Dieu, telles que la lettre des intellectuels les définit (p. 7), rappellent de fait l’anthropologie juive et chrétienne, même si les mots ne recouvrent pas exactement les mêmes significations.

Dans la lettre, on s’appesantit énormément sur les textes cités pour montrer que l’islam est, par inspiration divine (p. 10), d’accord avec les formulations de la Bible juive et du NT sur la primauté de l’amour total de Dieu et de l’adoration qui lui est due. Ceci dit, l’amour de Dieu n’est pas uniquement une dévotion du cœur, mais un amour « en acte » avec des modalités bien précises qui sont définies par les textes sacrés et par la Tradition de chacune des trois religions. Les ressemblances terminologiques cachent des différences importantes, notamment en ce qui concerne le rapport aux incroyants :

– Dans le Coran, l’amour total de Dieu signifie que l’on accepte de « combattre pour la cause de Dieu » (Al-Baqarah 2,194-95) (p. 6). De quel combat s’agit-il ?

– Dans les textes du Deutéronome cités précédemment, l’amour de Dieu est le contraire de l’idolâtrie et de la fabrication d’idoles sculptées en vue de leur rendre un culte (Dt 4,25 ; 11,16 ; 13,2 …). Si l’on s’en tient à la lettre du Deutéronome, la primauté de l’amour de Dieu exige non seulement une rupture totale avec l’idolâtrie mais aussi l’élimination, du milieu du peuple, de toutes les autres populations qui pourraient entraîner les fils d’Israël à adorer d’autres dieux, ainsi que l’élimination de tout fils d’Israël qui tenterait d’inciter ses frères à servir d’autres dieux (Dt 13 ; Dt 20,10-20). Une lecture fondamentaliste de ces textes pourrait conduire à des pratiques violentes vis-à-vis des infidèles. Divers commentateurs juifs se sont employés à trouver des interprétations qui dépouillent le texte de son potentiel de violence .

– Dans le NT, Jésus mange avec les pécheurs et cela scandalise les scribes et les pharisiens. Dans les épîtres de Paul, on trouve des exhortations à une rupture avec le monde du péché (2Co 6,14-7,1 ; mais comparer avec 1Co 5,9-10 : « En vous écrivant dans ma lettre de n’avoir pas de relations avec les débauchés, je n’entendais nullement les débauchés de ce monde, ou bien les cupides et les rapaces, ou les idolâtres ; car il vous faudrait alors sortir du monde ! »). En tout état de cause, l’usage de la violence vis-à-vis des idolâtres n’est jamais légitimé dans le NT (même si les chrétiens en ont usé au cours de l’histoire, en trouvant des justifications scripturaires et théologiques).

Dans la 2° partie de la Lettre (l’amour du prochain)

Dans la lettre des intellectuels, la partie concernant l’amour du prochain est nettement plus succincte. Les deux citations de Kitab al-Iman (p. 11, voir note xviii et xix) rappellent 1Jn 4,20 et la règle d’or, mais la lettre des intellectuels les compare (ainsi que les citations du Coran) aux textes des évangiles sur le « premier » commandement, et le second qui lui est semblable. En commentant ces textes évangéliques, je tenterai de montrer que le lien privilégié entre Dt 6,5 et Lv 19,18, tel que Jésus l’a établi, n’allait pas de soi pour tous. Mais je commence par une brève analyse de Lv 19,18 cité par Jésus et par les intellectuels musulmans :

Lv 19,18 : ce texte concerne uniquement la relation de l’israélite avec un autre israélite. Dans son contexte, Lv 19,18b est une récapitulation des vv. 15-18a ; ces versets affirment qu’en situation de conflit entre deux israélites, il faut renoncer à la diffamation, à la haine, à la rancune et à la vengeance. En revanche, il faut faire des reproches au coupable et, en cas de procès, ne pas commettre d’injustice en jugeant, ne pas faire acception de personnes, mais juger avec justice. Ces quelques versets n’ont pas pour objectif de définir de façon exhaustive l’amour du prochain ; ils en définissent simplement les modalités en cas de conflit et de procès. Le principe général énoncé au v. 18b rappelle la règle d’or (« tout ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » (Mt 7,12)), celle-ci étant à appliquer entre israélites.

En Lv 19,34 – qui n’est pas cité par Jésus, ni par les intellectuels musulmans – il est dit qu’il faut aimer l’étranger (« Guer »), ne pas le molester ou l’opprimer (vv. 33-34) [en profitant de son statut inférieur d’étranger] mais lui garantir ses droits civils à égalité avec le citoyen. Les israélites doivent se souvenir de leur statut d’étrangers en Egypte et ne pas infliger aux étrangers ce qui leur avait été infligé. Dans ce texte, il n’est pas question d’assurer à l’étranger non israélite la liberté de l’exercice de son culte au sein d’Israël ; cela est totalement interdit par la loi écrite de Moïse.
Jésus, dans les évangiles, associe Dt 6,5 et Lv 19,18. Les versions dans Mt, Mc et Lc sont un peu différentes :
– Mc 12,28-34 : au scribe qui voulait savoir quel est le « premier » des commandements, Jésus répond que le premier est Dt 6,4-5 et, de sa propre initiative, y associe un « deuxième » commandement (Lv 19,18) en précisant qu’il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là. Le scribe approuve totalement la réponse de Jésus en affirmant que ces commandements valent mieux que tous les holocaustes et les sacrifices (il établit donc une hiérarchie des valeurs).
– Mt 22,34-40 : au scribe qui l’interroge sur le (plus) « grand » commandement dans la Tora (« nomos ») Jésus répond par Dt 6,5 qui est le « grand et premier » commandement, en ajoutant un second « qui lui est semblable » (Lv 19,18). Il conclue en disant que toute la Loi et les prophètes se rattachent (ou : « sont suspendus ») à ces deux commandements.
– Lc 10,25-28 : un scribe interroge Jésus sur ce qu’il faut faire pour avoir en partage la vie éternelle, et Jésus lui renvoie sa question. Celui-ci répond par les deux commandements. Jésus exprime son accord , et lorsque le scribe Lc 10,29-37 ajoute : qui est mon prochain ? Jésus répond par la parabole du bon samaritain.

Dans la tradition juive, on distingue plutôt entre les « commandements légers » (par ex. l’interdiction de manger le sang (Dt 12,23), le commandement d’habiter sous des tentes à la fête de Sukkot (Lv 23,42), le commandement de laisser partir l’oiseau mère avant de prendre les oisillons dans un nid (Dt 22,7) … etc.) et « commandements graves » qui coûtent beaucoup ou peuvent mettre en danger la vie d’un homme (honorer père et mère, la circoncision …) . Nous possédons toutefois des textes où tel ou tel maître distingue un ou quelques commandements et affirme qu’ils sont le socle sur lequel tiennent tous les commandements :

1- « L’histoire d’un étranger qui est venu chez Shammaï et lui a dit : fais de moi un prosélyte à condition de m’apprendre toute la Tora pendant que je me tiens sur un seul pied. Il le repoussa avec la règle qu’il avait en main. Il vint chez Hillel, il en fit un prosélyte et lui dit : « ce que tu n’aimes pas, ne le fais pas à ton prochain », voilà toute la Tora, le reste, c’est son interprétation. Va et étudie » (B Shab 31a). La conclusion de cet extrait rappelle celle de Matthieu.
2- « Bar Qappara (début 3°s ?) enseignait : quelle est la petite péricope à laquelle tous les principaux commandements de la Tora se rattachent ? (C’est 🙂 « Dans toutes tes voies, reconnais-le, et il rendra droits tes sentiers » (Pr 3,6) » (B Berakhot 63a).
3- On peut évoquer B Makkot 23b-24a où R. Simlaï enseigne que 613 commandements ont été donnés à Moïse. David est venu et il les fit tenir sur 11 [commandements] (ceux contenus dans le Ps 15,2-5 : « Seigneur qui logera sous ta tente, qui habitera sur ta sainte montagne ? Celui qui marche en parfait, celui qui agit avec justice et dit la vérité selon son cœur …») … Isaïe est venu et il les fit tenir sur 6 (Is 33,15 : « Celui qui se conduit avec justice et parle loyalement, qui refuse un gain extorqué … ») ; Michée est venu et il les fit tenir sur 3 (Mi 6,8 : « On t’a fait savoir homme ce qui est bien, ce que le Seigneur attend de toi : rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté et de marcher humblement avec ton Dieu ») ; Isaïe les fit tenir à nouveau sur 2 (Is 56,1 : « Ainsi parle le Seigneur : Observez le droit, pratiquez la justice ») ; Amos vint et les fit tenir sur 1 (Am 5,4 : « cherchez-moi et vous vivrez ») ; R. Nahman fils d’Isaac (4° s ?) le contesta : autant dire ‘cherchez-moi’ dans toute la Torah ! mais plutôt Habacuc vint et les fit tenir sur 1 (Ha 2,4 : « Le juste vivra par sa fidélité »).
4- Rabbi Aqiba dit au sujet de Lv 19,18 que « c’est un grand principe dans la Tora » ; pour Ben Azzai (début 2° siècle ap. J.C.), le « grand principe dans la Tora » c’est « Voici le livre des engendrements d’Adam » (Sifra Qedoshim par. 2).
On voit là que les maîtres n’étaient pas tous du même avis en ce qui concerne la « classification » des commandements.
Lorsque Jésus applique Lv 19,18 au cas du samaritain qui soigne un israélite blessé (Lc 10,29-37), il élargit le champ d’application de ce commandement et invite ses disciples à se rendre « proches » de tout un chacun, sans tenir compte des frontières (religieuses, ethniques) qui séparent d’ordinaire les hommes. Dans l’Islam, la question est de savoir qui est le « frère » et le « prochain » que le musulman est commandé d’aimer et d’aider matériellement? Et comment s’applique le principe de liberté de religion énoncé dans la page 3 ? Dans la page 12, les intellectuels ne semblent pas voir la nouveauté qu’apporte Jésus en élargissant le champ d’application de Lv 19,18. Toutefois le flottement entre les deux versions de Kitab al-Iman (p. 11, note xviii et xix), à savoir entre « pour votre frère (« Akh ») » et « pour votre prochain (« Gar » qui rappelle le « Guer » de Lv 19,34) » rappelle les deux versions de Lv 19,18 et Lv 19,34.

Dans la 3° partie ( vers une parole commune)

p. 15 de la Lettre des intellectuels : « … nous invitons les chrétiens à considérer les musulmans non contre eux mais avec eux. »

Mt 12,30 : « Qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui n’amasse pas avec moi dissipe ». Matthieu – comme Luc (Lc 11,23) – rattache ce verset à la péricope sur Jésus et Beelzéboul et, dans ces deux évangiles, le logion est suivi de la péricope à propos du retour offensif de l’esprit impur. Pourquoi les évangélistes ont-ils placé là ce logion ? Peut-être en raison d’une proximité entre l’image du royaume divisé ([dia]merizô : Mt 12,25 ; Lc 11,17) dans la péricope sur Beelzéboul et l’affirmation que quiconque ne rassemble pas avec Jésus disperse . Mt 12,30 ne se réfère pas aux démons – comme cela est affirmé dans la lettre ouverte – mais plutôt à ceux qui ne travaillent pas avec Jésus (expression revenant deux fois dans le logion) dans sa mission de rassemblement. Même les neutres qui, sans s’opposer à Jésus ne s’associent pas à lui, risquent de se trouver en train de dissiper (en arrière fond il y a l’image du combat violent entre « l’homme fort » et le « plus fort » où il n’y a aucune place pour des neutres).

Mc 9,40 : « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous ». Lc 9,50 : « Qui n’est pas contre vous est pour vous ». Ce logion vient, dans les deux évangiles, en réponse à la volonté des disciples d’empêcher quelqu’un d’expulser les démons au Nom de Jésus parce qu’il ne fait pas partie du groupe qui suit Jésus. Dans Mc la réponse de Jésus plus développée que dans Lc. En comparant ce logion avec le précédent (« qui n’est pas avec moi est contre moi »), Lamarche écrit dans son commentaire de Mc (éd. Gabalda, p. 236): « On voit tout de suite l’orientation de la communauté judéo-chrétienne de Matthieu, moins ouverte que la communauté de Marc. Quant à Luc, dans un effort méritoire pour unifier les divers courants de l’Eglise primitive, il a, sans trop de considérations pour la cohérence, recueilli les deux formules ». En écrivant cela, Lamarche interprète les deux logia hors contexte, c’est-à-dire qu’il ne tient pas compte du contexte très différent dans lequel les évangiles contextualisent ces deux logia.

Plusieurs exégètes font remarquer que la sentence de Jésus rappelle l’épisode d’Eldad et Medad que Josué voulait empêcher d’exercer la prophétie de façon illégitime (Nb 11,27-29), et Moïse lui demanda de les laisser faire (Lane, St Mark, p. 343 ; Gnilka, Marco, p. 513 ; Bovon, St Luc, p. 510). De même qu’Eldad et Medad étaient en même temps ‘dedans’ et ‘dehors’, ainsi l’exorciste qui expulsait les démons au nom de Jésus était en même temps ‘dedans’ et ‘dehors’ (Bovon). Jésus ne demande pas à ses disciples de l’encourager ; il demande seulement de ne pas l’empêcher et de ne pas le considérer comme un adversaire. Aussi bien dans Mc que dans Lc, on peut supposer que l’exorciste en question est une personne qui croit en Jésus, d’une manière ou d’une autre , et qu’elle ne se sert pas de son nom comme d’une formule magique (à la manière des fils du grand-prêtre Scéva dans Ac 19,11-19).

Dans Mc, le jugement de Jésus à propos de l’exorciste est prudent : ‘Dans la mesure où il accomplit des actes de puissance en mon Nom, il ne peut pas sitôt après dire du mal de moi’. Que faudrait-il donc faire si cet homme se mettait un jour à parler contre Jésus ? Le texte ne le dit pas ; en tout cas, Jésus ne conseille jamais d’avoir recours à la violence vis à vis des adversaires (Lc 9,51-56).

D’après Gnilka (Marco, p. 513), La promesse faite à quiconque offre un verre d’eau aux disciples (Mc 19,41), lue en rapport avec ce qui vient d’être dit à propos de l’exorciste, devient un modèle de l’attitude que les missionnaires doivent avoir vis-à-vis des sympathisants qui se trouvent en dehors. Les disciples peuvent tranquillement accepter leur aide matérielle.

Dans la lettre ouverte, les musulmans signataires estiment que leur croyance en Jésus, quoique différente de celle des chrétiens (qui, « eux-mêmes ne sont jamais tous accordés entre eux sur la nature de Jésus (sur lui la paix) », p. 15), les classe parmi ceux dont Jésus parle dans Mc 9,40 et Lc 9,50.
A mon avis, le vrai problème, dans l’usage fait de ces citations, est que les auteurs de la lettre imaginent les chrétiens comme divisant le monde en deux : ceux qui sont « contre nous » et ceux qui sont « avec nous », ce qui ne rend pas compte de la réalité. En réalité, la prédication chrétienne interprète souvent ces textes dans l’esprit de ce qu’écrivait le P. Lagrange (en citant Plummer) dans son commentaire de Saint Luc (p. 283) : « Dans Lc 11,23 (qui n’est pas avec moi est contre moi), le Christ indique un criterium qui permet à son disciple de s’éprouver lui-même ; s’il ne peut constater qu’il est du côté du Christ, il est contre lui. Ici il donne un criterium à ses disciples pour éprouver les autres ; s’il ne peut constater qu’ils sont contraires à la cause du Christ, il doit les regarder comme étant pour lui »

p. 16 de la Lettre des intellectuels :

Mt 5,9 : « Heureux ceux qui apportent la paix (eirênopoioi)… ». Littéralement « heureux ceux qui font la paix ». Une action positive est envisagée ici (Davies and Allison, p. 457) : il ne s’agit pas d’être pacifique (eirênikos), d’aimer la paix, il faut agir. En cela, cette béatitude semble trancher avec les autres béatitudes de Matthieu où l’attention se porte avant tout sur les dispositions d’âme et les intentions plutôt que sur les actes extérieurs (Dupont, Les Béatitudes, p. 291). L’adjectif « eirênopoios » n’apparaît pas ailleurs dans le NT, mais on trouve des expressions apparentées :
– avec, pour sujet de l’action, Dieu (et le Christ): « Dieu s’est plu à réconcilier toutes choses avec lui, pacifiant (eirênopoiêsas) tout par le sang de sa croix » (Col 1,20) ; ou aussi : «… (le Christ) supprimant en sa chair la haine … pour créer en sa personne les deux en un seul Homme nouveau, faire la paix (poiôn eirênên) et les réconcilier avec Dieu … » (Ep 2,14-16),
– avec, pour sujet de l’action, l’homme : Jc 3,14-18 oppose fausse et vraie sagesse. La fausse sagesse ne produit que disputes, mensonges, luttes et querelles ; la sagesse d’en haut, en revanche, est pure, pacifique (eirênikê), indulgente … sans partialités, sans hypocrisie, et « un fruit de justice est semé dans la paix par (ou : pour ) ceux qui font la paix (poiousin eirênên) ».

Le rapport entre ‘paix’ et ‘justice’ est souligné plus d’une fois dans la Bible : « Le fruit de la justice sera la paix, et l’effet de la justice repos et sécurité à jamais » (Is 32,17) ; « Ton nom sera de par Dieu pour toujours : Paix de la justice et gloire de la piété » (Bar 5,4). Par ailleurs, dans Mt 5, la béatitude qui suit celle des artisans de paix est celle des persécutés pour la justice. Un lien entre les deux béatitudes successives n’est pas à exclure : Jésus s’adresserait à ceux qui sont engagés au service de la justice et qui sont persécutés en raison de leur engagement, en leur rappelant la valeur de la paix (la tentation étant de vouloir imposer la justice en ayant recours à la violence) .

La paix dont Jésus parle en Mt 5,9 ne peut pas être une paix de compromis religieux où l’on transige sur certaines exigences morales ou spirituelles pour éviter l’hostilité des autres puisque Jésus dit : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive » (Mt 10,34).

L’usage de Mt 5,9 par les intellectuels musulmans me semble justifié lorsqu’ils affirment que les différences entre les peuples et les nations ne doivent pas devenir un motif de querelle et de haine, car la paix est une valeur importante. Reste à rappeler que la paix va toujours de pair avec la justice, et que tout discours sur la paix, qui ne prend pas en considération les situations d’injustice (sociale, ou de discrimination religieuse), ne peut qu’être tronqué.

Mt 16,26 : « Que sert à l’homme de gagner le monde s’il perd sa vie (ou que pourra donner l’homme en échange de sa propre vie) ?»
C’est une question rhétorique qui de soi n’attend pas de réponse, la réponse étant évidente. Cette interrogation, de caractère sapientiel, est placée par les trois synoptiques après la première annonce de la passion (Mc 8,36 ; Lc 9,25). L’idée qu’aucune fortune ne pourra jamais suffire pour racheter une âme était déjà présente dans le Ps 49,7-10: « Eux se fient à leur fortune, se prévalent du surcroît de leur richesse. Mais l’homme ne peut pas racheter son frère, ni payer à Dieu sa rançon. Il est coûteux le rachat de leur âme, et il manquera toujours pour que l’homme vive sans fin, sans jamais voir la fosse ». Des réflexions comparables à celle de Mt 16,26 sont présentes, sous des formes diverses et variées, dans les écrits extrabibliques de l’époque de Jésus, et dans la tradition juive postérieure .

Dans les trois synoptiques, Jésus, après avoir annoncé qu’il doit souffrir et payer de sa vie l’accomplissement de sa mission, explique aux disciples (Mt) – ou à tous (Mc, Lc) -que, pour être son disciple, chacun doit porter sa croix, marcher derrière lui, et accepter de perdre sa vie à cause de lui pour la sauver :

– Dans Mc et Lc, l’interrogation « que sert à l’homme de gagner le monde … » prépare la mise en garde concernant le témoignage que les disciples doivent rendre au Nom de Jésus : « Celui qui aura rougi de moi et de mes paroles, de celui-là le fils de l’homme rougira … ».
– Dans Mt l’interrogation est ouverte, et Jésus ne l’applique pas à une situation particulière.

Le contexte dans lequel la lettre ouverte cite ce verset (les nations « chrétiennes » ou leurs gouverneurs qui ont du goût pour les conflits avec les musulmans, en calculant qu’ils parviendront à vaincre par eux, mettent leur âme éternelle en jeu) est très éloigné de celui de l’évangile : D’un verset adressé à l’individu qui doit accepter de renoncer à lui-même, à cause du Christ, pour gagner la vie éternelle, on passe à la situation de conflit et de guerre entre les nations, où les décisions se prennent selon des critères beaucoup plus complexes. Ceci dit, le caractère sapientiel de l’interrogation la rend significative même lorsqu’elle est citée en dehors de son contexte évangélique.

Références bibliques dans les Notes :

Note iv : le Coeur, il semble évident pour les auteurs de la lettre que la conception islamique du cœur (spirituel) ne diffère pas (beaucoup) de la conception chrétienne car, chez les uns et les autres, on trouve affirmée la même capacité d’une vision directe de Dieu. L’analyse des textes oblige à exprimer des réserves sur cette affirmation :

1Co 13,12 : « Pour le moment, nous voyons dans un miroir, de façon troublée (littéralement : en énigme), mais alors, nous verrons en face à face. Maintenant je connais partiellement, mais alors, je connaitrai comme je suis connu ». La traduction « de façon troublée » n’est pas exacte (l’original arabe cite correctement le verset du NT). Le contraire de la vision « face à face » n’est pas une vision troublée, mais une vision indirecte. Lorsque nous voyons quelqu’un dans un miroir, nous le voyons correctement, mais de façon indirecte . De même, nous ne pouvons pas saisir les « énigmes » de façon directe, mais seulement indirectement, moyennant des images. Le texte semble donc affirmer que, dans le monde présent, il nous est donné de voir Dieu indirectement , mais dans le monde à venir, « je connaitrai comme je suis connu », c’est-à-dire pleinement et de façon directe, comme Dieu nous connaît directement et pleinement. La théologie johannique plaide en faveur de cette interprétation (Jn 1,14 ; 14,9 : « qui m’a vu a vu le Père », il s’agit d’une vision indirecte, mais non troublée, du Père).

Mt 5,8 : « Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu ». Cette béatitude rappelle ce qui est dit en Ps 11,7. Dans Mt 5,8 s’agit-il de la vision eschatologique ? Ou bien de la connaissance et de la vision de Dieu rendue possible en Jésus (« Emmanuel » : Dieu avec nous), déjà en ce monde?

Ces textes (surtout 1Co 13) vont bien au-delà que ce qui est affirmé dans « Al Qiyamah 75,22-25 » (note iv), où il est affirmé qu’au jour du jugement, « il y aura des visages brillants qui tourneront leurs regards vers le Seigneur » et « des visages sombres qui penseront qu’un horrible châtiment les attend ».

Note ix : Rien de particulier à propos de Pr 9,10 et Pr 1,7 soulignant le lien entre la crainte de Dieu et la sagesse.

Note xvii : Le texte musulman mis en parallèle avec Gn 1,27 et 2,7 (« En vérité Dieu créa Adam à son image ») n’est pas tiré du Coran mais de la tradition postérieure. En revanche, la légende coranique sur l’ange qui refusa de s’incliner devant Adam vient de la « Vie latine d’Adam et d’Eve » : l’existence des mauvais anges y est décrite comme étant la conséquence de la jalousie de quelques uns d’entre eux qui refusèrent de s’incliner, sur ordre de Dieu, devant Adam créé à l’image de Dieu (= supérieur aux anges).
Il est vrai que la conception de Gn 1,27 est proche de la conception musulmane de « la création de l’homme dans la forme la plus parfaite à partir du souffle de Dieu », comme l’affirment les auteurs de la lettre. Toutefois, d’après Gn 1,27, ce n’est pas l’homme seul qui est image de Dieu mais l’homme et la femme ensemble, dans leur unité, et c’est pour cela que Jésus s’appuie sur ce verset pour fonder le mariage monogamique et indissoluble (Mc 10,1-12 et Mt 19,1-12). Ces aspects ne semblent pas pris en compte par les auteurs de la lettre.