Lettre adressée à M. Dominique de Villepin, Premier Ministre.

Monsieur le Premier Ministre,

Les questions que soulèvent les migrations ne cessent d’interroger nos sociétés européennes depuis de nombreuses années. Elles constituent un véritable défi pour notre avenir et mériteraient d’être situées dans le cadre d’une politique globale de développement des pays du sud. Une nouvelle fois, la législation est soumise à un projet de modification. Un projet de loi, adopté au Conseil des ministres le 29 mars, sera débattu au Parlement dans les premiers jours de mai.

Le Gouvernement a bien entendu l’entière légitimité pour proposer de nouvelles dispositions tendant à mieux définir les conditions d’entrée et d’installation des personnes étrangères sur le territoire français. Mais ces mesures ayant de sérieuses conséquences sur le sort qui sera réservé à tant d’hommes et de femmes à la situation fragile, vous comprendrez que le Conseil d’Églises Chrétiennes en France, alerté par nos Églises et par les associations (Secours catholique, CIMADE…) qui œuvrent pour l’accueil des migrants, tient à vous faire part des réelles inquiétudes que soulève ce projet.

Du côté catholique, nous nous en sommes déjà ouverts au Ministre d’État, Ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire, lors d’une rencontre le 10 avril dernier. Une rencontre technique a eu lieu le 13 avril entre des collaborateurs du ministre et un groupe de travail œcuménique qui a permis une écoute mutuelle. Nous avons pris note des points d’attention à propos desquels des précisions pourraient être apportées au projet de loi (maintien de la carte de séjour en cas de rupture du contrat de travail, délais de recours juridictionnels et protection des femmes victimes de violences conjugales).

L’existence des « sans-papiers » est une réalité incontournable, estimée aujourd’hui à plusieurs centaines de milliers de personnes. Peut-on uniquement leur proposer de repartir dans leur pays d’origine, de gré ou de force ? Cela nous paraît tout à la fois irréaliste d’un point de vue pratique que problématique sur le plan humain. Nous regrettons donc que le projet de loi ne contienne que des mesures qui auront pour effet de restreindre encore les possibilités de régularisation de ces étrangers. Ce signal restrictif nous inquiète dans la mesure où il ne pourra que maintenir dans la précarité administrative et sociale de trop nombreuses personnes. Il serait regrettable que tous ceux qui aspirent à poursuivre légalement et paisiblement leur vie en France en soient empêchés du fait d’une trop grande rigueur des textes et des conditions posées.

Nous attachons une attention toute particulière au respect du droit à la vie privée et familiale. Guidées principalement par le souci d’éviter les fraudes, les mesures contenues dans le projet de loi auraient pour conséquences, si elles sont adoptées, de fragiliser ou de retarder le regroupement de familles étrangères ou de couples mixtes, et de laisser des familles entières dans une longue incertitude quant à leur possibilité de s’établir durablement en France. Cette fragilité accrue déstabiliserait nombre de familles et irait à l’encontre de l’intérêt des plus faibles, parmi lesquels les enfants.

La réalisation d’une bonne insertion dans notre société requiert, pour les personnes concernées, une stabilité et une sécurité quant à leur situation administrative.

En ce qui concerne les demandeurs d’asile, la protection que nous leur devons risque d’être affaiblie par l’extension de la liste des pays dits « d’origine sûrs ». Par ailleurs, le statut particulier qui sera désormais celui des CADA (centre d’accueil pour demandeurs d’asile) pourrait conduire à une diminution des actions d’accompagnement social et d’aide à l’insertion de ces personnes, et maintiendrait dans l’extrême précarité toutes celles faisant l’objet d’une procédure de réadmission dans le cadre des accords européens. Parallèlement au projet de loi, nous avons été alertés sur les dangers importants que comporte le projet de décret tendant à réduire le délai de recours contre une décision négative de l’OFPRA.

Le projet de loi tend à généraliser l’exigence du visa de long séjour pour qu’une personne puisse obtenir une carte de séjour en France, notamment au titre des liens familiaux. Or les conditions actuelles d’examen et de délivrance des visas, dans les consulats de France à l’étranger, souffrent d’une trop grande opacité et ne permettent pas aux personnes qui les sollicitent de s’appuyer sur des procédures encadrées dans le temps. Le renforcement du rôle des consulats supposerait la mise en œuvre de moyens humains et financiers considérables ainsi que de procédures précises et fiables : il y va de l’image même de notre pays à l’étranger. En matière d’éloignement du territoire des étrangers en situation irrégulière, le projet de loi fusionne l’invitation à quitter le territoire et la reconduite à la frontière afin de simplifier la procédure actuelle et de désengorger les tribunaux. Pour ce sujet également très sensible, le délai prévu pour un recours contentieux nous semble beaucoup trop court pour qu’un étranger puisse élaborer un recours efficace.

Enfin, la création de la carte « compétences et talents » risque d’entraîner une inégalité forte suivant les catégories de personnes : que penser de cet encouragement à la venue de migrants diplômés ou de haut niveau alors que la situation des autres est rendue encore plus difficile ?

Telles sont, Monsieur le Premier Ministre, les principales remarques que le projet prochainement débattu soulèvent dans nos Eglises.

Nous savons bien la complexité de légiférer en cette matière. Nous vous serons d’autant plus reconnaissants de l’attention que vous pourrez porter aux différents sujets évoqués par ce courrier.

Nous vous prions de croire, Monsieur le Premier Ministre, à l’assurance de notre considération dévouée.