« Le Décalogue » de Krzysztof Kieślowski (1988)

le_décalogue_afficheFiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC 2016, n°23) sur « Le Décalogue » du Polonais Krzysztof Kieślowski, dix films réalisés en 1988 qui sortent à nouveau sur les écrans.

Le 29 juin 2016, « Le Décalogue » de Kieślowski ressort sur les écrans
Trente ans après, un chef d’oeuvre intemporel

Objet filmique non identifiable, « Le Décalogue » consiste en une série de dix films, de 55 à 60 minutes chacun (1), originellement tournés pour la télévision polonaise et tous diffusés en la même année 1988. Dix films qui constituent pourtant une oeuvre unique et, pour le dire d’emblée, un chef d’oeuvre.

Tous les épisodes ont pour cadre la banlieue de Varsovie à la fin de l’ère communiste. Plus précisément, quelques barres HLM lugubrement anonymes. Dans cet immense ensemble, uniformément gris avec quelques rehauts de neige en hiver, des individus vivent les uns au-dessus des autres, les uns en face des autres, les uns à côté des autres. Au sein de ce désert urbain, où la parole est rare et la chaleur fugace, chacun doit affronter sa propre solitude et se confronter aux envies fondamentales de vie, de mort, de plaisir, d’amour, de fraternité et de consommation qui forment la trame ordinaire de toute existence.

On le voit, malgré la différence d’époque et de climat, les rapprochements avec les Hébreux de l’Exode sont nombreux : nous parcourons la chronique d’une errance partagée où les frictions, les rivalités, les rapprochements et les antagonismes exposent l’homme sans fard à la nudité de sa condition et à l’insatiabilité de son propre désir, à travers des situations très simples et très fondamentales d’où surgit à chaque fois l’exigence d’une loi morale. Parents et enfants, couples légitimes ou non, juges et médecins, voisins et connaissances, voire policiers et assassins, ne peuvent en effet vivre dans le même cadre de façon purement mécanique. Jusqu’où peut-on vivre, s’exposer, requérir l’autre ? Comment s’épanouir sans léser son prochain ? Comment le temps vient-il sceller ou modifier des rencontres d’abord anodines ? Dans l’écume des jours que pouvons-nous transmettre ?

Chaque film apporte sa tesselle à cette mosaïque humaine et morale, pour retrouver l’ensemble des dix commandements. Détail troublant, les titres originaux ne portent que les numéros des commandements respectifs (« Décalogue 1 », « Décalogue 2″…), sans autre explicitation : soit que les Polonais des années 80 n’aient pas plus eu besoin de traduction que les héritiers de Moïse (et en ce sens nous pouvons mesurer l’abîme qui déjà nous sépare d’eux), soit que les dix injonctions surgissent spontanément comme autant de mises en formes primordiales des exigences immanentes à toute société. Même quand les besoins matériels des uns et des autres ne peuvent être comblés que de façon élémentaire, cette plongée in vivo dans les tréfonds de l’âme et des corps permet de retrouver l’infinie variété du commandement fondamental, celui qui préside à la sortie d’Égypte : « Choisis la vie ».

En ce sens, la succession des situations dessine à la fois la séquence de toute vie (« Décalogue 1 » part du drame de la paternité incapable de protéger la vie et « Décalogue 10 » aboutit à l’espoir d’une fraternité réelle une fois tombées les illusions de l’argent et de la violence) et la transition que va devoir affronter la Pologne, bientôt libérée du joug communiste mais déjà en butte aux tentations plus insidieuses de la société de consommation. Situations symétriques, exigences communes.

Dans « Le Décalogue », tout se vit au présent. Chaque épisode se présente d’abord comme une juxtaposition de plans sans rapport apparent entre eux, avant que petit à petit n’émergent les liens logiques qui, tout en expliquant la situation, renvoient à des énigmes plus insolubles encore, celles de l’histoire et du désir. L’histoire ne montre son épaisseur que quand chaque instant est vécu pour lui-même, mais l’instant ne prend son poids que quand il est lesté par la charge de l’histoire. Aussi les divers épisodes sont-ils entrelacés, chacun comportant de multiples rappels ou annonces des autres volets, tandis que le personnage d’un observateur muet, qui surgit au moment des décisions cruciales, renvoie sans explication tant à la conscience des protagonistes qu’à l’unité de la trame globale. Répétition du même ? Construction d’une mémoire pour sortir de l’indifférenciation ? Le réalisateur se garde bien de donner une solution, il préfère nous en faire éprouver l’urgence.

De même, la parole est aussi rare qu’elle est précieuse, les images aussi lentes que composées. Les vitres s’interposent tout en reflétant, les portes s’ouvrent et se ferment, les petites voitures foncent sans but apparent dans un univers vide et pourtant composé de multiples recoins, traversé d’une infinité de clôtures, scandé de façon obsessionnelle par une musique aussi contemplative qu’énigmatique.

Dieu ici n’est pas absent, mais prend surtout la forme d’une question, d’abord niée, puis criée (cf. les deux moments de « Décalogue 1 », l’un des plus beaux épisodes), mise en question (« Décalogue 2 » nouant fantastiquement le pouvoir de vie de la Parole et l’impossibilité de la tenir), méditée (« Décalogue 6 », l’un des plus extraordinaires volets lui aussi, jouant par exemple subtilement des interactions entre la vision, la parole et l’être). Mais c’est toujours l’homme qui pose cette question (cf. la dernière réplique de « Décalogue 9 »). Où est celui qui n’est peut-être pas, ou qui devrait être, ou qui ne devrait pas permettre d’être ?

Des enfants jouent dans la neige. Des hommes regardent passer des femmes. Des médecins se parjurent, des amants se retrouvent, des secrets sont détruits. Rien ne se passe. Tout passe. Seules restent les images, indélébiles, qui permettent, par une lente décantation dans un univers apparemment vide, d’être de plus en plus bouleversés par la richesse de la vie, les ambiguïtés des hommes, la fragilité de leurs visages, leur beauté. Dans une époque prisonnière des miroirs et des écrans, l’univers de Kieślowski opère comme une glace sans tain, qui traverse les apparences pour nous donner à voir l’humanité. Ni exercice moral ni évocation d’un monde révolu, un exercice de contemplation qui nous fait entrer dans l’humilité.

Denis DUPONT-FAUVILLE

(1) Deux ont pourtant comporté des versions longues, sorties en salles en 1988 et traitées comme des films classiques : respectivement "Tu ne tueras point" pour "Décalogue 5" et "Brève histoire d’amour" pour "Décalogue 6".

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