7. La question du sens

question-sens-8Redéfinir un contrat social ne peut se faire par de simples ajouts et rustines pour que chacun voie ses intérêts préservés. Une vie en société ne peut être la somme d’existences et d’intérêts juxtaposés. Elle ne relève pas seulement d’une simple gestion. Et c’est peut-être cela qu’il faut regarder en face. Notre société française connaît une grave crise de sens. Or le politique ne peut échapper à cette question du sens, et doit se situer à ce niveau. Non pas, évidemment, pour dire à chacun ce qu’il faut penser et croire, mais pour se situer sur un horizon de sens, pour veiller aux conditions d’une négociation toujours à refaire de ce qui fait tenir ensemble un pays, et permettre que nul ne soit écarté, rejeté de ce débat-là pour une raison ou pour une autre.

Depuis une cinquantaine d’années, la question du sens a peu à peu déserté le débat politique. La politique s’est faite gestionnaire, davantage pourvoyeuse et protectrice de droits individuels et personnels de plus en plus étendus, que de projets collectifs. Discours gestionnaires qui ont accompagné le progrès, la croissance, le développement de notre pays, mais sans se préoccuper du pour quoi. La richesse économique, la société de consommation, ont facilité cette mise à distance de la question du sens. Depuis le milieu des années 70, les difficultés économiques, la réduction des richesses, la montée du chômage, les incertitudes dues à la mondialisation, ont rendu ce rôle de simple gestionnaire et d’arbitre de plus en plus difficile, ne pouvant répondre aux questions plus fondamentales de la vie en commun. Un idéal de consommation, de gain, de productivité, de Produit intérieur brut, de commerces ouverts chaque jour de la semaine, ne peut satisfaire les aspirations les plus profondes de l’être humain qui sont de se réaliser comme personne au sein d’une communauté solidaire.

A cela s’est ajoutée une autre évolution importante qui marque notre rapport à la communauté politique. Peu à peu, la modernité a fait apparaître un nouveau mode d’être où chacun construit son propre dispositif de sens indépendamment d’autorités traditionnellement pourvoyeuses de références. Les réseaux, nous l’avons dit, ont pris une importance considérable. L’ordre normatif ne vient plus d’en haut mais d’une mutualisation des liens horizontaux. Les partis politiques ne peuvent plus revendiquer seuls l’organisation du débat et de la délibération. Derrière son écran, chacun croit pouvoir se faire son propre avis sur tous les sujets et intervenir quand et comme il veut dans les nouveaux forums de la vie en société.

Dès lors, que constate-t-on ? Que cette société a désormais de plus en plus de mal à articuler le « je » et le « nous ». Même si les discours s’évertuent à dire le contraire, la vision du collectif semble plus difficile. Le « je » semble pris en compte, mais il a du mal à trouver sa place dans un « nous » sans véritable projet et horizon. Comment faire émerger un « nous » qui n’élimine pas le « je » mais qui lui donne toute sa place ? En d’autres termes, on ne fait pas vivre ensemble des individus avec de seuls discours gestionnaires.

On le voit par exemple avec le projet européen. A sa création, et pendant longtemps, il a été mobilisateur, même si on pouvait s’opposer à son sujet. Il s’est construit grâce à une poignée d’hommes réalistes et visionnaires à la fois, qui y ont cru, à force de discussions, négociations, et respect de l’autre. Aujourd’hui, ce projet politique semble s’être perdu dans un fonctionnement gestionnaire, marchand et normatif qui n’intéresse plus personne. Le risque est d’oublier ce que la construction européenne a permis, non seulement la paix dans une région si longtemps ravagée par tant de guerres à répétition, mais une ouverture et un enrichissement mutuel par la libre circulation des personnes, des biens et des idées. Il faut reprendre le projet européen, lui redonner son souffle politique et démocratique. Une nation ne peut répondre seule à ses défis, et un projet européen repensé peut et doit précisément permettre le respect et l’expression des identités nationales et régionales. Une véritable cohésion ne supprime pas les pluralités mais les fait travailler dans un sens commun. Dire cela va à l’encontre de beaucoup de discours ambiants. Pour un tel chantier, il nous faudra de vrais européens, politiquement courageux et créatifs, qui ne privilégient ni n’opposent la scène nationale à celle européenne. Nous sommes convaincus qu’il ne peut y avoir d’avenir pour notre pays que dans une Europe forte et consciente de son histoire et de ses responsabilités dans le monde.

Aujourd’hui, dans ce monde mondialisé, où les cadres, les frontières et beaucoup de repères semblent ne plus être là, où les identités sont dès lors fragilisées, où l’avenir ne fait pas rêver et est difficile à intégrer positivement dans le cours d’une existence, il n’est pas étonnant que la question du sens nous revienne de plein fouet. Et que la faiblesse du discours et de la réflexion politique apparaisse à découvert. Or, c’est pourtant à ce niveau-là que doit se situer la parole et le projet politique. En fait, pour aller plus loin, la seule question qui mérite d’être posée n’est-elle pas : qu’est-ce qui fait qu’une vie mérite d’être donnée aujourd’hui ? Pour quoi suis-je prêt à donner ma vie aujourd’hui ? La réponse est sans doute très personnelle et intime, mais elle dit quelque chose d’une vie avec les autres et des valeurs qui animent une société. A cet égard, il est toujours bon de regarder la place qu’une société accorde aux plus faibles, aux plus fragiles en son sein, pour savoir si elle est en bonne santé, ce qui la fait tenir dans ses fondements. Ce sont toujours eux en effet qui nous aident à retrouver l’essentiel et le sens de l’homme que toute société doit protéger.

S’engager dans cette aventure personnelle et collective suppose une sortie de soi, un vrai courage aussi, des personnes avec qui parler pour chercher et construire à son niveau. Et l’on sait bien qu’il y a toujours le risque de l’entre-soi où l’on pense et fait comme les autres. Il peut y avoir aussi une crainte légitime de s’engager seul, et l’on peut aussi penser qu’on ne peut rien changer. C’est oublier qu’il ne faut pas forcément être très nombreux pour faire bouger des situations, pour donner une nouvelle direction, un nouvel élan à des réalités qui semblaient bloquées. Cela demande également de revisiter notre rapport au temps. Il peut y avoir de l’impatience dans un monde de l’immédiateté, en pensant que la seule volonté peut faire bouger rapidement les choses. Il faut accepter que le temps des récoltes ne soit pas celui des semences. Il faut du temps pour que des conceptions, des attitudes changent, que des projets s’élaborent, soient reçus et deviennent réalité. Il faut consentir à inscrire son action dans le temps long.

Pistes pour échanger
  • Pensez-vous que le politique a quelque chose à voir avec la question du sens ?
  • Comment voyez-vous la place de l’individu et du collectif dans une vie en société ?
  • Qu’est-ce qui manque à notre société ?

Table des matières
« Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique »
Le Conseil permanent de la Conférence des évêques de France aux habitants de notre pays

Introduction

  1. Retrouver le politique
  2. Une société en tension
  3. Ambivalences et paradoxes
  4. Un contrat social à repenser
  5. Différence culturelle et intégration
  6. L’éducation face à des identités fragiles et revendiquées
  7. La question du sens
  8. Une crise de la parole
  9. Pour une juste compréhension de la laïcité
  10. Un pays en attente, riche de tant de possibles

Conclusion
Quelques pistes pour échanger à partir du texte

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