Père Patrice Pauliat: La conscience, reconnaissance d’une dignité humaine et naissance d’une relation humanisante

Assises Santé 2010 002A l’intérieur du thème choisi pour cette rencontre, qui est une première pour la Pastorale de la Santé et donc le signe de la fécondité d’un long chemin vécu dans la fidélité, depuis vingt-cinq ans, vous me proposez :
– d’entrer avec vous, au cœur de ce qui fait à la fois l’intimité la plus intime de ce que vous êtes, (une personne, c’est-à-dire une humanité irréductible, singulière, d’une valeur inappréciable puisqu’habitée par une conscience, lieu de votre moi, de votre choix, de votre liberté) et
– d’entrer au cœur de ce qui inspire également la valeur et la force de ce que vous faites, (la réponse à l’appel reçu pour une mission au nom de l’Evangile, auprès de l’humanité blessée, souffrante et à son heure mourante aussi).
Or pour illustrer cette dimension –parmi beaucoup d’autres, bien sûr, de vos vies- me vient à l’esprit ce que l’apôtre Pierre écrit dans sa première lettre : « Vous êtes chargés d’annoncer la merveille de celui qui vous a appelé des ténèbres à son admirable lumière » (1P 2, 9). Telle sera la visée de ce que nous allons réfléchir, dans ce qui va suivre.

Deux remarques utiles en prélude :

1) Evoquant la « conscience », il est évident que nous parlerons de la conscience morale (éthique si vous préférez), autrement dit la raison lorsqu’elle doit choisir, discerner entre ce qui construit l’homme (ce qu’on appelle le bien) et ce qui l’abîme voire le détruit (ce qu’on nomme le mal)(1).

2) Dans un tout autre champ, celui de l’orientation spirituelle -sans oublier l’humanité incroyante, porteuse d’une conscience, sans pour autant adhérer à la Révélation chrétienne-, je me situerai dans la perspective de la foi, sur le terrain théologique où se laisse entendre la Parole de Dieu, de ce Dieu que nous a révélé Jésus-Christ et que nous découvrons par et en Jésus-Christ, Humanité de Dieu.

Avant de considérer votre double mission sous l’angle d’une reconnaissance de l’homme, (de tout homme et de tous les hommes) et d’un engendrement de ce même homme, lorsqu’il est en exil de son univers habituel de santé et de vie, il n’est pas superflu, dans un premier temps, de repérer le rôle de notre conscience ou plus justement les conditions dans lesquelles nous pouvons être des femmes et des hommes « consciencieux ».

I – D’UNE CONSCIENCE IMMERGEE A UNE CONSCIENCE EMERGEANTE

A – De « l’immergence »…
En effet si la conscience est le lieu de notre moi intime, si elle nous fait ce que nous sommes, notre spécificité unique, inaliénable, au sens où elle ne peut nous être enlevée, elle n’existe pas en nous depuis notre première pensée comme une grâce innée, naturelle, qui par je ne sais quelle inspiration, nous dicterait ce qui est bon, mauvais, ce que nous devons faire et ce qu’il nous faut éviter. Notre jugement ne sera adulte, ajusté, humanisé que si nous avons compris et accepté avec humilité que la vérité de nos décisions et de nos comportements ne s’exprime pas « de soi », ni même, si j’ose dire, par « l’opération du Saint Esprit ».

Comme tout ce qui appartient à l’humain, la conscience n’existe qu’en germination. Sa vocation est de grandir, de se développer, de se construire pour être à la hauteur de sa mission d’humanisation de l’humain en nous. Cette conscience ne sera moralement opérationnelle que si nous refusons de croire que nous avons, par elle, une lumière intérieure permanente qui nous donnerait sur toute chose une lucidité sans faille, un instinct nous inspirant « que » faire et « comment » faire pour « bien faire ».
Jean-Jacques Rousseau, dans son livre « L’Emile », tomba dans ce travers dont je ne suis pas sûr qu’il ne soit très présent, aujourd’hui, même si sa formulation échappe à nos contemporains.

Rousseau donc, admiratif, se passionne pour cette « immortelle et céleste voix… juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu ; c’est toi, lui crie-t-il, qui fait l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ».
Or, qu’entendons-nous et, sans doute, que pensons-nous, nous-mêmes, souvent dans le monde de la santé où les questions éthiques sont autrement aiguës que ne le pense Rousseau et où les conflits qu’elles entraînent nous perturbent à ce point que nous préférons déserter la conscience, ne plus l’interroger, et laisser décider et agir notre émotion, notre sensibilité ou la posture morale à la mode, tout simplement parce qu’elle ne fera pas de vagues et que nous aurons la tranquillité au moindre coût ? Oui, et l’on connaît alors les formulations de ce non-débat éthique « J’ai ma conscience pour moi »…, « Je suis en paix avec ma conscience » …, « En conscience, je n’ai rien à me reprocher ».
Mais qui peut affirmer, sérieusement, que la conscience droite se confond avec la fragilité, les humeurs, les incohérences des impressions premières ou des instincts qu’une sagesse refuserait de contrôler ?

Certes, les décisions à prendre à l’hôpital, par exemple, où le temps est souvent compté, où les pressions des familles, du monde médical, celles de la majorité pensante, auxquelles s’ajoute le tragique des situations à vivre, rendent difficile l’analyse de la situation, la décision à assumer, la mise en œuvre pratique de ce choix et de ses conséquences. Mais raison de plus, étant donné l’enjeu que sont l’homme et sa dignité, la pertinence « ici et maintenant » -« hic et nunc »- d’un vivre ou d’un mourir, raison de plus pour y réfléchir auparavant et pour prendre au sérieux le seul outil qui, parmi la multiplicité des options s’offrant à nous, peut nous conduire à des décisions humaines, à des jugements éclairés, à des gestes qui respecteront au plus près possible -car aucun geste ne sera jamais parfait- le caractère sacré de la personne dont l’avenir nous appartient. Tout homme est une histoire sacrée et cette histoire, à certaines heures où s’affiche le déficit humain, c’est l’autre, le prochain, qui continue de l’écrire à sa place et en son nom : telle est la redoutable mais passionnante solidarité.

Il s’ensuit que le premier devoir de l’homme, qui se veut humain, humanisé, christianisé s’il est croyant, est selon la formule du Père Paul Valadier de « naître à la conscience », c’est-à-dire de l’acquérir, de « la fortifier en lui » (2). Ce qui veut dire aussi, et c’est pourquoi j’ai souhaité avant tout baliser cette notion faussement évidente, que l’homme -chacun, chacune de nous- peut parfaitement « ne pas accéder à la conscience ou l’étouffer en lui (en elle), ou encore la laisser se déformer » (3).

Première nécessité : nous tenir en éveil dans notre existence quotidienne, comme dans notre mission, avec cette question : est-ce que dans ma vie, je laisse advenir ma conscience ? Dit autrement, qu’est-ce qui guide et oriente mon existence : mes désirs, mes pulsions, mes coups de cœur, mes réactions immédiates non réfléchies ?Ou, au contraire, le travail intérieur de l’être de pensée, de réflexion, et d’amour qui définit l’humain en moi ?

Seconde nécessité découlant de cette conviction que la conscience n’est pas un acquis mais une tâche, un travail à accomplir et non une « bonne conscience » où s’endormir : l’homme doit aussi accepter de s’éclairer pour apprendre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, au contact du monde où il vit et qui véhicule des valeurs. Les groupes, les sociétés ont toujours cherché, et cherchent toujours, à découvrir et à opter pour ce qui est bien car les hommes sont avides de

donner du sens et de la rectitude à leur histoire personnelle, à travers ce tissu humain qu’on appelle la civilisation. Ce milieu ambiant est porteur d’une sagesse, qui a inventé une façon d’être et de faire, qui se traduit par les mœurs et qui est le premier lieu où la conscience s’éveille. Et je souhaite que vous sentiez combien la vie sociale, l’échange avec les autres, les équipes diversifiées sont pour tous les hommes -et aussi pour des cultures singulières comme la culture du monde de la santé- premiers et essentiels.

Quant à la conscience chrétienne, il faut insister sur le fait qu’elle s’enracine d’abord dans tout ce qui appartient à l’humain que nous venons de décrypter. Je ne le répéterai jamais assez : le chrétien, sous le prétexte qu’il reçoit de son Seigneur une Parole qui est Révélation et une gratuité d’intelligence et d’amour qu’il nomme « la grâce », n’est pas un sur-homme dispensé du naturel humain appartenant à tous, au profit d’un surnaturel divin qui serait le propre du croyant. La conscience chrétienne est d’abord une conscience humaine que l’homme ou la femme en nous doit développer, c’est-à-dire humaniser, en priorité. Ainsi, tout ce que nous avons découvert jusque-là de la construction, de l’édification de sa propre conscience et que j’ai situé dans le champ de l’humanité, autant incroyante que croyante, s’applique à tous, et à nous aussi.
Une tentation menace sans cesse le chrétien, particulièrement dans l’accompagnement spirituel des souffrants (en aumônerie hospitalière ou dans le Service Evangélique des Malades) : il a spontanément recours aux données de la foi, avant même d’avoir écouté, réfléchi, assaini l’humanité même du patient, c’est-à-dire sa personne, son histoire, ses désirs, ses angoisses…

Or cette « humanitude » qui fonde l’humain de tous les humains a été aussi créée par Dieu : elle lui appartient, Il l’habite, Il l’aime. Sans quoi quel sens aurait la Création rapportée par la Genèse ? Quel sens encore aurait Jésus, Fils de Dieu, devenu homme en totale humanité, pour partager ce que nous sommes tous, croyants, incroyants, pécheurs et saints ?
Cette humanité, de chair et de sang, a trop longtemps été méprisée, ou du moins traitée comme une réalité provisoire et secondaire face à ce qu’on a considéré faussement comme du « spirituel », qui lui au moins nous rapprochait du divin. Or, dans l’Evangile, que dit le Seigneur à l’Apôtre Philippe qui exige : « Montre nous le Père et cela nous suffit » ? Il lui répond : « Philippe, voilà si longtemps que je suis avec vous et tu ne me connais pas encore : qui m’a vu, a vu le Père » (Jn14, 9) ». Autrement dit, non seulement notre « simple » humanité est d’un grand prix, mais c’est elle, et elle seule, qui à travers la perfection qu’elle incarne en Jésus, révèle Dieu, dit qui est Dieu, qui nous sommes et ce que nous devons devenir sous son regard. De ce fait, prenons bien « conscience », en effet, que l’évangélisation ne se fera pas sans une prise en compte de l’homme tel qu’il est et que Dieu ne divinisera que ce que nous aurons nous-mêmes humanisé, au mieux, « en conscience ».

Nous pouvons maintenant poser la question de la spécificité chrétienne éclairant notre jugement, ses capacités de clairvoyance, son aptitude à choisir ce qui est « bon », « juste », « adapté », « ajusté » à une humanisation qui va se convertir ou, plus justement, se transfigurer en filiation à la suite et à la manière de Jésus.

B- …à l’émergence : lumières pour une conscience chrétienne
Pour que notre conscience joue son rôle, d’autant plus complexe aujourd’hui que dans le monde de la santé, entre autres, la science, la technique, la technologie rendant le discernement éloigné de toute évidence, la foi en Dieu le Père et en sa Parole, en Jésus-Christ et son Evangile, en l’Esprit travaillant et l’Eglise et le Monde, cette foi offre au chrétien des lieux, des conditions favorisant la capacité de notre jugement moral, de manière que nous soyons de plus en plus dans le projet, la volonté de Dieu et le désir, l’attente du bonheur des hommes.
Cette démarche d’un éclairage croyant de la conscience répondra bien au vœu de St Paul qui écrivait aux chrétiens de Rome : « Renouvelez votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (Rm 12, 2).
Ceux et celles qui ont lu le Père Xavier Thévenot reconnaîtront dans ces exigences certaines de ses convictions (4).

1- Prier
La conscience ne peut être elle-même et faire de justes choix, en vue de Dieu ,–car là se situe bien la vie chrétienne-, sans cette intimité à l’écoute de l’Esprit. L’Esprit Saint fait connaître, fait comprendre l’amour, l’amour de Dieu et des hommes. L’Esprit nous met dans ce que j’appellerai « le climat de Dieu » et de ce fait, il nous fera sentir comme Dieu, « con-sentir » à Dieu, percevoir les hommes, les situations, les déchirures, les ruptures, les blessures, à sa manière, avec son cœur. Notre conscience héritera alors d’un tact d’Evangile.

2- Préparer son cœur à aimer… jusqu’aux pauvres
On ne part pas, sans porter en soi un a priori favorable fondé sur l’amour de Dieu et des autres, exercer justement sa conscience. L’amour est la seule vraie force, la seule vraie capacité de discernement. Et parlant d’amour, je n’évoque pas les sentiments, l’attrait que vous pourriez avoir pour tel patient, tel collègue, telle famille mais la volonté d’entrer en solidarité avec celles et ceux qui ont besoin de vous, qui sont en attente de vous par leur pauvreté, leur indigence quelle qu’elle soit : santé bien sûr, mais aussi affection, vie relationnelle, intelligence, foi qui sont souvent en crise et mettent l’homme en état de fragilité et font de lui toujours un « pauvre » à côtoyer, à écouter, à soutenir et à libérer. St Paul définit aux Philippiens (Ph1, 9-10) cet amour qui fait connaître, cet amour qui apprend à une conscience à apprendre : « Que votre amour abonde encore et de plus en plus, en clairvoyance et en vraie sensibilité, pour discerner ce qui convient le mieux ».

3- Vivre en Eglise, lieu où Jésus se donne
La conscience s’éclaire par la Parole lue et méditée en Eglise ; par les gestes du Christ (les sacrements) célébrés par l’Eglise ; par la Sagesse de foi acquise depuis les commencements (la Tradition), reçue de l’Eglise mais tout autant forgée, aujourd’hui, même par nous, Eglise de ce temps. Il ne s’agit pas de prendre la parole du Magistère pour parole d’Evangile, mais on ne peut non plus se construire une juste conscience en l’ignorant, faisant comme si elle ne disait rien de la part de Dieu s’adressant aux hommes d’aujourd’hui, quand bien même elle ne serait pas toujours habile, et de plus pourrait être discutée. Ce débat, autour des positions du Magistère, n’est surtout pas interdit à notre liberté, au contraire, mais alors dans un esprit de solidarité et d’unité. « La connaissance enfle, mais l’amour (de l’Eglise) édifie », enseigne Paul aux chrétiens de Corinthe (1 Cor 8,2).

4- Engager une réflexion
Nous y avons déjà fait allusion pour la justesse du jugement en conscience. Mais je voudrais mettre ici l’accent sur le fait que nous devons nous méfier des idées toutes faites, des formules simplificatrices, même s’il s’agit des commandements de Dieu.

Nous savons bien qu’en rester, pour ne prendre qu’un exemple, au « Tu ne tueras pas » du décalogue, tout en demeurant persuadés que la vie est le plus sacré de ce que nous possédons, ne dicte pas toujours en sa lettre la solution éthique la plus juste. Sans quoi comment envisager une défense légitime ou encore, dans des cas extrêmes, l’usage des armes… si ce n’est précisément au nom de ce même commandement en faveur de la vie injustement agressée. En somme, la réflexion oblige à prêter attention, à la fois, à la loi indiquant la valeur et au réel, à la vie concrète ne pouvant, elle, mobiliser que le possible humain. Former sa conscience pour une mise en œuvre de ce « possible », c’est donc aussi le mettre à l’écart de toute rigidité maîtrisante, et donc méprisante. Défaut que Jésus n’a pas manqué de dénoncer aux moralistes déshumanisés de son époque : « Ils lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu’eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt » (Mc 23, 4).

Ce que nous venons de cibler en vue d’une conscience moralisée, outil fondamental de l’agir humain, la plus appropriée à la plus juste décision, digne de l’homme et pertinente au regard de Dieu, nous met à l’aise pour aborder la double application que me propose votre thème.

II – LA DIGNITE HUMAINE

A – Lisible par tout homme
Le rôle premier d’une conscience en charge de discerner le bien ne peut qu’être sa reconnaissance de la personne qu’elle habite elle-même, c’est-à-dire son propre « moi », et ici vous remarquez que la conscience psychologique de soi rejoint la conscience éthique de soi, ainsi que la reconnaissance de tout homme appartenant à l’espèce humaine comme un égal, un frère solidaire, partageant le même chemin de naissance, de vie, de souffrance, d’amour et de mort que soi.

Nous touchons ici, à ce point commun dont j’ai déjà cité le nom et que j’aime à nommer, l’humanitude (mot forgé à l’image de négritude), et qui, je suis sûr que vous en percevez la nuance, dit plus que le mot « humanité », désignant, lui, plutôt l’ensemble des humains peuplant la terre des hommes. L’humanitude est cette réalité inexplicable, essentielle, qui tout simplement fait en chacun que, de sa conception jusqu’à sa mort, un homme est homme. Homme, il le demeure quoi qu’il arrive jusqu’à ce que cesse sa vie -et même un temps après- puisqu’un homme mort n’est pas perçu comme autre chose qu’un homme, tant qu’il lui en reste la visibilité : les humains ne traitent pas une dépouille mortelle sans respect et sans noblesse.
L’humanitude se révèle alors comme un idéal, une transcendance rejoignant et dépassant ainsi tous les vivants de tous les temps et où peuvent se reconnaître toutes les consciences, qu’elles soient croyantes ou pas. Elle s’affirme, alors, comme le lieu de la dignité de chacun et ce qui en découle, du respect que chacun se doit à lui-même et doit à l’autre comme un absolu intangible parce que vital. La dignité est le prix de l’homme, son caractère le plus précieux ; et à l’inverse, sa méconnaissance devient son mépris (« minus pretium » : son moindre prix). Dit autrement, la dignité est le caractère inhérent à la Vie, le mépris avant le décès, déjà une mise à mort. Et nous ne savons que trop combien, en contact permanent avec des hommes, des femmes, des enfants en souffrance, notre simple regard en les respectant, les élève dans une reprise de conscience de leur valeur et de leur dignité, ou au contraire en les jugeant, les dégrade, voire les exclut de la société c’est-à-dire de la solidarité des hommes.

Cette reconnaissance de la dignité inhérente à toute vie par cette certitude en une communauté de pensée, de volonté, de mutuelle responsabilité, de respect, de désir de bonheur, n’a pas besoin, vous en êtes conscients, d’une croyance, d’une dimension proprement religieuse pour exister. La vie spirituelle de chacun – au sens de vie de l’esprit – suffit à cette découverte et à ce comportement éthique, à cette attitude de respect personnel et réciproque.

B – Fondements chrétiens de cette dignité humaine
Le chrétien cependant va trouver d’autres appuis dans la reconnaissance universelle de la dignité humaine :

1 – La Création : l’homme initiative de Dieu

D’abord –pensons aux premiers chapitres de la Genèse – il se sait non pas fabriqué par je ne sais quelle puissance, mais créé par un Dieu qui est Père et qui,, à ce titre, l’a mis au monde par amour et pour l’amour. Mais il sait aussi que cet acte créateur inouï concerne ses frères et sœurs qui, eux, hors de la foi, n’en ont pas connaissance. Ainsi, ce récit de l’œuvre divine vaut pour l’humanité entière à égalité d’amour, d’attention et de destin. Je vous rappelle la Genèse : Gn 1, 26 « Dieu dit : faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance (et qu’ils dominent…) ; 27 Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa… ; 31 Dieu vit tout ce qu’Il avait fait : cela était très bon ».
De ce fait, personne n’échappe à cette dignité originelle beaucoup plus prégnante que le « péché originel », selon l’expression consacrée et par ailleurs fort discutable, car remarquez que Dieu lui-même s’émerveille devant la dignité de cette création : « cela était très bon ». Vous noterez aussi – et là encore se dévoile la dignité humaine – que Dieu, une fois la création achevée, la confie au discernement, à l’oeuvre de l’homme, au choix de sa conscience et de sa liberté responsable ; Gn 41, 28 « Dieu bénit (l’homme et la femme) et leur dit : soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez-(la). »
En somme en créant l’homme, Dieu le rend partenaire de son œuvre, et à son image, parfaitement libre d’en faire un monde habitable, respirable où chacun et tous puissent trouver leur épanouissement et leur bonheur.
C’est dire qu’une conscience, reconnaissant la dignité humaine, c’est d’abord, à la lumière de la Révélation, une conscience qui fait aimer la vie. C’est aussi une conscience qui prend en charge cette vie que le Créateur lui confie sans rien lui imposer, si ce n’est d’en disposer selon le discernement et la volonté, le désir et l’enthousiasme qu’il aura d’aménager ce monde en vue du Bien. Ainsi la dignité issue de Dieu est-elle inséparable de la liberté confiante offerte par le Créateur qui croit en l’homme. Elle est également inséparable d’une vraie responsabilité, à l’opposé d’un « n’importe quoi in-conscient ». Illustrons cela avec une lecture chère aux Pères de l’Eglise. Ils aimaient à distinguer, dans le récit de la Genèse, les deux termes : celui « d’image », et celui de « ressemblance » pour en conclure : que l’homme fait à l’image de son Créateur (ici nous voyons l’agir de Dieu) se donne pour tâche avec ses possibilités de créativité et l’éclairage de sa conscience, de sculpter, d’opérer dans le temps de sa vie la ressemblance (et là nous découvrons la liberté responsable de l’homme).

2 – Le Verbe fait chair : L’homme renouvelé par Dieu en Jésus

Cette dignité de l’homme, nous en retrouvons la marque dans le fait qu’en Jésus, Dieu ait pris le tout de notre humanité restée digne, certes à cause de sa paternité, mais défigurée aussi par le mal sous toutes ses formes, volontaire et involontaire : la méchanceté ou la maladie, la violence ou les catastrophes naturelles, le mensonge, la trahison, la puissance pervertie et le pouvoir totalitaire. Or, puisque Dieu en Jésus a partagé ce désastre et l’a porté jusqu’à la mort, la dignité défigurée a connu, à Pâques, sa transfiguration éternisée. Tel est ici, sans doute, le sommet de la dignité de l’homme, l’heure où la solidarité de Dieu en Jésus l’a renouvelé pour toujours dans la beauté du premier matin du monde. La Vie a cassé définitivement la mort et si elle existe encore, c’est pour nous faire naître plus haut.
La dignité humaine, en effet, se donne à voir pour le chrétien en ultime étape dans sa vocation à l’éternité. Ainsi la conscience orientant ma vie ne peut pas, si elle reste à l’écoute de l’Evangile, faire que je m’installe sur cette terre comme si elle avait le dernier mot. L’éthique chrétienne est une éthique de nomade qui marche sans cesse en traversant au mieux, en aménageant au mieux, l’univers des hommes . Mais ce nomade ne s’installe pas, il entend un appel de plus loin, il est habité par un plus grand désir, celui qu’il a fondé sur la promesse de Dieu annoncé par le Christ : « Je vais vous préparer une place, et quand je serai allé vous la préparer, je viendrai vous prendre avec moi afin que là où je suis, vous aussi, vous soyez » (Jn 14, 2bis-3).
L’accompagnement des malades, jusqu’au bout, ne peut pas oublier ces mots. Qu’il s’agisse de l’euthanasie ou de l’acharnement thérapeutique, la conscience « consciente » de la dignité humaine prenant sa source en la paternité de Dieu pour retourner avec Jésus vers cette même paternité, doit respecter la loi de la vie, une vie ouverte à l’infini. Ce qui, concrètement, oblige au respect en l’homme du passage d’un vouloir vivre terrestre à un vouloir vivre d’éternité. Or, ce passage ne peut pas se faire dignement par un « donner la mort » (euthanasie), ni pas un « voler la mort » (acharnement thérapeutique), mais dans un « donner de mourir », c’est-à-dire l’accompagnement d’une mort humanisée, comprenons : calmée quant à la douleur, apaisée quant à la souffrance, lucide autant qu’il est possible, puisqu’elle s’inscrit dans le dernier acte, et non le moindre, du chemin terrestre.

3 – La personne : Présence réelle

Mais pour conclure sur cet aspect de la conscience authentifiant la dignité humaine, une remarque essentielle s’impose : on ne peut parler, quel que soit l’état physique, psychologique, intellectuel de l’humain, de « perte de dignité ». Certes dans la maladie, le traumatisme, le grand âge, l’individu peut être privé de tel ou tel élément appartenant à la personne dans sa normalité de bien être, mais cela n’abîme en rien sa beauté intérieure, cette image de Dieu que nous avons évoquée et qui ne la distingue pas des autres humains « en santé ». D’ailleurs, dans le contexte de la Révélation, qui peut évaluer, contrôler le dialogue d’un homme avec Dieu à partir des apparences ou des données scientifiques ? La mort elle-même reste mystère : la mort médicale se confond-elle avec la mort théologale ? Quand cesse donc la foi, l’espérance et l’amour ? Quand donc la liberté prend-elle, face à Dieu, son ultime décision ? Restons humbles dans ce domaine du secret intime, cela nous permet aussi de demeurer très confiants et très espérants.
D’autant qu’à tout cela, il convient d’ajouter ce que Paul écrit aux Corinthiens et qui fonde le plus essentiel ainsi que le plus inconnaissable de la relation de tout homme avec Dieu : le fait qu’Il fasse de l’intimité de l’être vivant le lieu de sa Présence. De façon impérative, l’Apôtre rappelle à ses chrétiens leur dignité pour qu’ils la reconnaissent puisqu’ils en ont la lumière : « N’oubliez pas que vous êtes le Temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous… car le Temple de Dieu est sacré, et ce Temple, c’est vous » (1 Cor 3, 16-17).

III – LA CONSCIENCE HUMAINE : UNE LOI HUMANISANTE

La reconnaissance d’une dignité humaine, dont nous avons dit que notre conscience était l’acteur, nous amène à son activité même : mettre en œuvre notre réflexion, notre cœur, notre volonté pour agir « moralement », c’est-à-dire pour nous comporter vis-à-vis de nous-mêmes et des autres selon notre dignité, notre humanité.
Si vous me demandez, d’ailleurs, de définir globalement le rôle de la morale –y compris dans ses lois, qu’elles soient des interdits ou des impératifs- je vous répondrai que la fonction première de la morale est d’humaniser, de faire grandir l’humain en moi, dans les autres, les groupes, les sociétés, les patries, la terre entière et tout autant, l’humain dans la foi. Pourquoi ? Parce que notre relation à Dieu peut se perdre aussi dans de « fausses divinités », dans un divin frelaté, païen et archaïque alors que, nous l’avons dit, c’est dans l’humanité de Jésus que nous rencontrons Dieu. Dieu seul est pleinement humain et sa découverte ne se fera que dans le meilleur de ce qu’il y a dans l’homme.
Ce n’est donc qu’en humanisant Dieu que nous apprendrons ce qui est divin, authentiquement divin. Des autres dieux, dieux de puissance, de pouvoir, de vengeance, de répression, de sanction, nous devons être athées. Humaniser est ainsi le grand projet d’une morale théologique, même dans notre relation à Dieu.

A – « Bien faire l’homme » (Montaigne)
« Humaniser » et, dans la foi, « évangéliser » veut dire quoi ? Simplement, dans chaque situation de la vie, qu’elle soit heureuse ou désespérée, en questionnement ou en découverte, en souffrance ou en santé, trouver le chemin à travers la réflexion et le jugement de notre conscience qui rendra l’homme à sa dignité, qui rendra l’homme plus homme, qui le fera avancer, ne serait-ce que d’un pas, vers ce qui le valorise.
Dit autrement, agir moralement c’est « faire du vivant ». Tout ce qui n’aboutit pas à cette ambition-là, encore une fois, quand bien même ce ne serait qu’à la plus petite échelle, n’appartient pas à la morale humaine, chrétienne, évangélique, que le support en soit dans la morale dite naturelle que la raison découvre, ou celle de la Révélation que la foi perçoit à travers la Parole de Dieu. Trop longtemps, trop souvent, notre morale, venant d’une perception faussée de la part de l’Eglise, a amputé l’homme au lieu de le guérir, de l’agrandir, de le sauver dans sa situation singulière. Mais alors, qu’est-ce que : « faire du vivant » ? Précisons la formule.

B – La relation : lieu de l’agir éthique, de la transformation éthique
La conscience, affirme notre titre, tout en étant reconnaissance de l’humanité, est aussi engendrement de cette même humanité ; elle opère en effet une naissance de l’humain en nous qui n’aura jamais fini de grandir, de s’affiner, de se construire comme de se convertir et d’exister davantage : on n’en aura jamais fini avec le combat du mal ; on n’en aura jamais fini non plus avec l’amour. Qui de nous pourra dire, même au bout de la vie : « j’ai enfin atteint ma pleine stature d’homme à l’image de celle proposée par Jésus ? » Personne évidemment. Et nous aurons chacun besoin de la « miséricorde », comprenez : du cœur infini s’ouvrant aux limites de notre misère pour achever l’inachevé et nous ouvrir à l’infini humain.

C – La relation : un exode pour aimer, un exil pour s’humaniser
Or, cet agir personnel et collectif, parce qu’il s’impose avec la même insistance face à soi-même, à l’autre, à Dieu, au monde, a besoin d’une médiation qui est pour moi le support et même l’acteur de toute humanisation, de toute moralisation. Il faut parler ici de la « relation ». Elle est cet espace qui à la fois reconnaît la dignité, la différence, la sphère de chacun, et qui, en même temps, se révèle comme un appel à franchir cette distance pour une rencontre toujours nécessaire et cependant toujours inconnue. Ainsi, la vie morale a-t-elle d’abord pour projet de créer des liens, d’inventer avec ce qui est « autre », une réciprocité qui noue les vies sans pour autant les lier.

1 – Se faire le prochain pour donner vie à l’autre

Sortir de soi, pour aller vers l’autre gratuitement et pour laisser l’autre venir à soi, s’il lui plaît, quand il lui plaît, simplement pour que chacun ait un vis-à-vis pour aimer et pour être aimé. Dieu n’a fait que cela en nous créant ; la mission de Jésus s’est aussi construite sur cet exode de soi à l’autre. Si la suprême vocation éthique est l’Amour, on ne s’aime pas tout seul, on n’est pas aimé tout seul ; le travail, la vocation, la mission sera toujours de se faire proche du plus pauvre surtout, -mais qui n’est pas pauvre à un moment ou à l’autre de son existence ?- de s’en faire le prochain. La parabole du Bon Samaritain (Lc 10, 29-37) illustre de façon imposante la place de la démarche vers l’autre, inconnu de soi, indifférent, mais que pourtant je sais être mon égal, mon frère en humanité, et dans la foi la présence du Christ. Jésus ne cessera de nous dire, émerveillé d’autant d’exils que nous aurons acceptés : « J’étais malade, et vous m’avez visité » (Mt 25, 36). Remarquons aussi que par cette démarche d’exode pour aimer, non seulement la relation créera entre soi et l’autre un lien de bonté, de service et d’amour, mais plus largement, elle installera cet amour bien au-delà de l’expérience de deux individus sur la terre des hommes. Une relation humaine, gratuite, généreuse, porte en elle une lumière qui la dépasse et qui devient contagieuse pour les êtres et les sociétés. Finalement c’est par contagion de relations qui nous séduisent par leur valeur et leur beauté que les cœurs changent, que les comportements se modifient, que ce monde devient peu à peu la terre qui appartient à Dieu et que la Bible appelle « le royaume ».

2 – S’exiler pour exister soi-même

Et si la relation comme respect, service, solidarité paraît évidente, puisqu’elle est le message de tout l’Evangile et la démarche de ceux que Jean XXIII appelait les « hommes de bonne volonté », (ceux qui sans la foi, avec leur unique conscience et volonté ajustées à faire le bien se montraient généreux, oublieux d’eux-mêmes, donnés à l’idéal humain), remarquons également que cette relation nous est aussi personnellement indispensable, indépendamment de sa dimension caritative.
En effet sans cette conscience de l’autre, sans cette ouverture à autrui -notre compagnon d’humanité-, nous ne saurions pas qui nous sommes, ni ce dont nous avons besoin pour devenir ce que nous avons à être. En somme, il n’est pas possible de se connaître soi-même et d’exister sans l’autre. « Je » deviens homme dans et par ma relation avec l’autre considéré comme homme. Sans cette réciprocité, aucune humanité ni la mienne, ni celle d’autrui, ne serait possible. Comme l’a finement noté un psychologue : « Pour être homme, il faut être partenaire de l’autre homme »(5).

IV – LE ROLE DE LA CONSCIENCE : FAIRE DE TOUT UN « MOMENT DE SENS »

Cette démarche « d’humanisation » vous préoccupe beaucoup. Et vous avez raison. C’est même la finalité que je donne dans la foi comme hors de la foi, à la recherche éthique, à l’enseignement de la morale et comme croyant et prêtre, à ma mission d’évangélisation. Il s’agit d’aider chacun à répondre à la question unique, singulière, sans recette, mais non sans au moins une amorce de réponse : comment faire pour bien faire, devant ce problème qui, ici, maintenant, concrètement, à fleur de vie, interroge ma conscience démunie d’évidence ?

En effet, particulièrement inscrits dans ce monde de la santé où le malheur ne cesse de contredire la vie, et où la vie se bat pour gagner malgré tous les obstacles, vous vous dites sûrement, avec l’impression d’être démunis : que faire –sans pour autant attendre l’improbable miracle- pour « bien faire » et ainsi « faire du bien » à celui, celle, que j’ai en charge d’humanité au-delà du soin ? Que faire pour ne pas « mal faire », sans quoi je « ferais mal » et ajouterais du malheur au malheur ?
Ma réponse –qui n’en est pas une mais qui du moins ouvre une brèche dans les situations où l’homme s’abîme- est dans le mot prononcé plus haut : faire du sens. Ce qui veut dire : que vais-je trouver, inventer, susciter pour que, même dans les situations les plus atroces, quelque chose vienne briser un moment le cours du malheur et éveiller, réveiller, ne serait-ce qu’une étincelle de vie et de présence fraternelle qui disent jusqu’au dernier souffle, que le prochain a du prix à mes yeux, voire un prix d’infini au regard de Dieu ?
Quand j’évoque le « donner du sens » pour désigner le projet de vie, vous voyez que je suis loin d’un permis et d’un défendu bétonné dans les certitudes. J’aime d’ailleurs à analyser ce mot qui a plusieurs acceptions. Et vous allez découvrir qu’à partir de chacune d’elle « un quelque chose » vous sera possible pour que l’humanité profonde réagisse, et en vous, et dans l’autre, dont la vie est marquée par le mal, l’injuste et l’absurde, motivant –et c’est logique- toutes nos révoltes. Un philosophe a osé écrire, et j’y souscrirais totalement si j’abandonnais ma foi : « Si j’étais Dieu, j’aurais honte de ma création ». Mais justement, Dieu, en Jésus, est venu pour que nous sortions de l’absurde et de l’abominable, et de cette venue, il accorde le bénéfice à tout homme dont il a partagé le destin humain.
J’en reviens à ce sur quoi nous devons méditer, travailler pour sauver le vivant jusque dans la mort, compte tenu du fait que rien ne remplacera la présence et l’amour qui seuls peuvent transfigurer. Or, aimer c’est « être avec » tout simplement. Mais que signifie donc, préalablement, une « vie sensée » ?

A – Le sens : une cohérence féconde.
Or, aucune vie n’a été complètement « insensée » même si elle a erré ; il y a toujours eu des élans, des moments signifiants de vérité, d’amour, de don. Et la mort elle-même a vie si quelqu’un rend présent cet amour, le communique, le signifie par sa seule présence. Or, n’est-on pas humanisé lorsqu’on reçoit l’amour, la seule valeur dont on sait qu’on pourrait vivre toujours et mourir tout de suite ?

B – Le sens : une direction.
On parle de sens unique, de sens interdit, de sens giratoire dans l’existence courante. Humaniser veut donc dire ici porter en soi un projet et se faire un chemin pour l’atteindre. Dans le temps de la maladie, il est aussi possible de se trouver des attentes pour demain, après-demain : visites, fêtes, dates significatives seront autant de pierres blanches suscitant la joie d’avancer encore de quelques pas vers un petit bonheur. (Mais existe-t-il de « petits bonheurs » ? Lorsque la joie est là, elle ne se mesure pas ). Et pour le croyant, faut-il toujours taire la proximité de la rencontre avec le Dieu Vivant. Le bonheur ne s’arrête pas au bonheur, il s’ouvre sur la Béatitude, la vie qui s’accomplit…

C – Le sens : une sensualité.
Nos sens nous permettent de goûter, de sentir, de ressentir à travers le corps ce que l’esprit capte et dont il fait notre joie d’exister. Ce que je veux souligner ici, c’est qu’il n’y a pas de vie sans un minimum de saveur à vivre perçue dans l’intégralité de soi : la corporéité y compris. Sans quoi c’est de survie dont il faut parler, or survie n’est pas vie, et Dieu est Vivant.
Sommes-nous suffisamment attentifs à cette dimension qui est pourtant le spécifique humain : un corps perçu, sensible, médiation de la beauté de soi et de l’émotion du monde ? Dans l’accompagnement des souffrants, il est nécessaire de surmonter ses peurs de l’approche, du toucher, de la caresse. Le corps de chacun est à l’écoute pour que s’exprime une communion.

D – Le sens : une brèche.
La vie enfin a sens, nous l’avons déjà souligné évoquant la relation, lorsqu’elle n’est pas fermée sur soi. Nous sommes uniques, mais nous ne sommes pas seuls dans la tour d’ivoire ou la citadelle fortifiée où nous risquons de nous enfermer. Cette posture existe dans la vie courante, mais s’accentue avec le mal, l’épreuve, la souffrance. Or une vie, pour avoir sens, doit avoir brisé le cercle de son moi pour se frayer un passage vers l’extérieur. Là s’opère la communication de soi avec l’autre, les autres, la vie qui vit autrement, dehors, ailleurs, et dont chacun a besoin pour respirer, grandir, exister davantage.

Il me semble qu’en reliant ces divers aspects nous pouvons bâtir une vie sensée et la protéger, voire la prolonger chez ceux dont les jours sont comptés tant cependant que durent ces jours.

E – Le sens : une conscience
Un point majeur à réfléchir spécialement à notre époque doit être souligné dans cet effort difficile, long, patient de l’humanisation lorsque la vie s’en va, et même dès qu’elle bascule dans la maladie et c’est pourquoi je l’ai gardé pour la fin : celui de l’humanisation de la médecine elle-même et de ses capacités scientifiques, technologiques, menant désormais à la maîtrise de tout l’homme.
Evoquant la Genèse, nous avons vu combien étant grande la joie de Dieu de confier à l’homme sa création pour la « soumettre ». Mais la volonté du Créateur est dans la soumission de la nature au service de l’humanisation, et non la soumission de l’homme au service de la médicalisation ou de la « scientisation », si vous permettez ce barbarisme barbare en effet. Au lycée, en classe de 1ère appelée à l’époque « classe des humanités », j’ai le souvenir d’une remarque du professeur de lettres nous citant Rabelais et entraînant un fou rire par ces mots : « Il ne s’est pas foulé celui-là ». Or que disait Rabelais ? Vous en connaissez la formule : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Aujourd’hui, nous ne ririons plus. A nous de moraliser la science, discernant que ce qui peut être fait, ne doit pas au nom du progrès, forcément s’appliquer à l’homme.

Je vous laisse sur ce labeur de conscience avec le bonheur de vous donner pour la route ces lignes de Véronique Margron : « Pratiquer la biomédecine comme une pédagogie d’humanité voilà une quête que soutient la vie chrétienne… Ce qui la motive, c’est de confesser un Dieu Créateur : affirmation alors de la dignité inaliénable de tout être humain, quelle que soit sa condition. Engagement aussi dans une juste relation entre la maîtrise du monde… et la « démaîtrise ». L’homme n’est pas tout puissant sur l’histoire. Accompagner l’humain jusqu’en sa fin, ne jamais le délaisser, exercer la sollicitude, tel est le sens de l’affirmation d’un Dieu fait chair… Là se tient la Transcendance. Servir l’humain et non le conquérir » (6).

Père Patrice Pauliat, théologien moraliste. Université catholique de l’Ouest

(1) La conscience en général est d’abord conscience de soi : du « Je », du « moi » d’où son pouvoir de miroir de réflexion : je me sais.
(2) Paul Valadier in « Des repères pour agir » Desclée de Brouwer/Bellarmin 1977, p. 41
(3) Id. p. 41
(4) Cf. Xavier Thévenot « Morale fondamentale », éd. Bon Bosco Desclée de Brouwer, 2007, p. 17-21
(5) Camille Stemper « Le chemin vers l’autre », éd. Salvator, p. 16 et suiv.
(6) Véronique Margron, Vivre par tous les temps, éditions CLD Tours 2008, p. 178