« La Lettre des 138 »

A l’initiative de l’Académie jordanienne pour les recherches sur la civilisation islamique, la-quelle s’est engagée dans le dialogue islamo-chrétien depuis près de vingt ans, 138 représentants de l’islam contemporain ont adressé le 13 octobre 2007 une « Lettre ouverte » aux responsables des Eglises chrétiennes du monde entier, à commencer par le pape Benoît XVI, en les citant par leur nom et leur fonction. L’occasion en était la fête de la Rupture du jeûne de Ramadân, ainsi que le premier anniversaire d’une Lettre adressée par 38 savants musulmans au pape Benoît XVI, suite à la confé-rence théologique de Ratisbonne du 12 septembre 2006. Ceux-ci développaient brièvement leur ré-flexion sur un ton plutôt apologétique. La présente « Lettre des 138 » se veut donc l’expression d’un consensus élargi quant aux signataires et d’un développement substantiel de certains passages essen-tiels de la « Lettre des 38 ».
Les 138 signataires, rejoints par d’autres les semaines suivantes, représentent 43 nations. Ce sont des ulémas, des muftis, des théologiens, des juristes et des intellectuels, majoritairement du monde sunnite, mais aussi du monde shi’ite. On sait l’importance qu’a pour les musulmans l’expression de leur consensus (ijmâ’), troisième principe de l’orthodoxie islamique après le Coran lui-même et la Sunna, c’est-à-dire la Tradition prophétique. On peut observer néanmoins que ce consensus est relatif dans une religion qui n’a pas de hiérarchie magistérielle et qui est traversée par des courants traditionnels plus réfractaires à la perspective du dialogue islamo-chrétien.
Cela dit, on rejoindra volontiers l’appréciation du Père Maurice Borrmans, professeur émérite du PISAI (Institut Pontifical d’Etudes Arabes et Islamiques). La nouveauté de cette Lettre ouverte, écrit-il, « réside dans une redéfinition du monothéisme qu’affirment, en des formes variées, musul-mans, juifs et chrétiens, avec pour thème primordial la même confession du Dieu vivant, un et uni-que, dans le cadre du double commandement de l’amour de Dieu et du prochain, cher à la tradition judéo-chrétienne ».

Venons-en à la structure de cette Lettre ouverte

Son titre « une parole commune entre vous et nous » est tiré d’un verset coranique bien connu (sourate 3,64).
Deux pages d’introduction renvoient musulmans, chrétiens et juifs à leur commun monothéisme, sur la base de la sourate 112 où il est dit : « Lui, Dieu, est UN », et de la profession de foi juive re-prise par Jésus en tête des deux commandements de l’amour, dans l’Evangile de Marc (12,29-31). La « Lettre des 138 » affirme ainsi sans détour : « Conformément au Coran, nous, en tant que musul-mans, invitons les chrétiens à s’accorder avec nous sur ce qui nous est commun et qui constitue éga-lement l’essentiel de notre foi et de notre pratique : les deux commandements de l’amour ».
Cette invitation pressante et inédite au dialogue rejoint la perspective de l’important discours du pape Jean-Paul II à la jeunesse musulmane (Casablanca, 19 août 1985), appelant chrétiens et musul-mans à « un témoignage commun sur le sens de Dieu et sur la dignité de l’homme ».
La « Lettre des 138 » développe son argumentaire en trois parties.

1.- L’amour du Dieu unique

Partant de la profession de foi musulmane (la shahâda), le texte développe longuement le thème du monothéisme en commentant une parole attribuée à Mohammed : « La meilleure chose que nous avons dite, moi et les prophètes qui m’ont précédé, est la parole : Il n’y a de Dieu que Dieu, Lui seul, sans associé ; à Lui le pouvoir et la louange ; Il est puissant sur toute chose ».
Sur l’Unité divine, le texte cite la sourate 112 du Coran, intitulée « le culte pur ». Cette sourate brève et lapidaire clôt doctrinalement le recueil coranique. L’unicité divine absolue y est fortement affirmée. En islam, tout ce qui porte atteinte à cette unicité est dénoncé comme de « l’associationnisme » (shirk). Historiquement, ce reproche concerne les polythéistes de la Mecque, mais aussi le monothéisme « douteux » des chrétiens.
Sur l’amour de Dieu, le Coran dit : « Invoque sans cesse le Nom de ton Seigneur et communie in-tensément avec Lui » (sourate 73,8). Aimer Dieu, en Islam, c’est Lui être totalement dévoué. Non seulement adorer le seul Dieu, mais n’adorer que Dieu Seul. Dans la langue arabe, le mot mahhaba (amour) est employé par la Bible pour nommer Dieu (Dieu est amour, St Jean 4,8). Le Coran em-ploie un autre mot arabe dont le sens est proche : Al-Wadûd, le Très Aimant.
Sur l’amour du Dieu unique dans la Bible, la « Lettre des 138 », comme nous l’avons vu, se plaît à citer l’Evangile de Marc (12,29-31) qui fait précéder les Deux commandements de l’amour par la grande profession de foi juive : « Ecoute Israël, le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est UN ». La Lettre tient à préciser les sens respectifs des mots grecs « cœur », « âme », « intelligence » et « force » employés dans ce passage de l’Evangile.

2.- L’amour du prochain

Beaucoup plus brève, cette partie observe que, dans l’enseignement de Jésus, l’amour du pro-chain est inséparable de l’amour de Dieu : « Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là », avec référence au Lévitique qui parle déjà de l’amour du prochain comme soi-même (19,17-18).
C’est une parole attribuée à Mohammed que cite la « Lettre des 138 » pour exprimer l’amour du prochain : « Aucun d’entre vous n’est croyant tant que nous n’aimerez pas pour votre prochain ce que aimez pour vous-mêmes », d’où l’insistance sur la piété qui consiste, selon le verset 177 de la sourate 2, à donner de son bien aux proches, aux orphelins, aux indigents, aux voyageurs et aux men-diants.
Par voie de conséquence, la « Lettre des 138 » déclare : « La justice et la liberté de religion sont des aspects centraux de l’amour du prochain ».
Avant d’aborder la troisième partie de la Lettre, quelques remarques importantes s’imposent ici :
– Selon la « Lettre des 138 », la Torah, l’Evangile et le Coran se rejoignent dans la croyance en l’Unité divine révélée par Dieu lui-même. Il ne s’agit pas d’une approche philosophique, mais théologique. La notion de révélation et la nomination de Dieu sont ici des questions à débattre et à approfondir.
– Le reproche coranique et traditionnel de trithéisme et d’associationnisme à l’encontre des chrétiens est passé sous silence. Toute une littérature polémique semble ainsi abandonnée.
– Les Ecritures saintes (juive et chrétienne) sont réhabilitées. Elles sont citées et commentées abon-damment, avec un souci d’exactitude exemplaire. Ici encore, la théorie traditionnelle de la falsifica-tion des Ecritures antérieures au Coran est de fait abandonnée. Une des 23 notes du document (la 4°) fait même recours à un texte de Saint Paul (1 Co. 17,12).
– L’Islam est présenté comme un rappel de la révélation judéochrétienne, non comme une nouveauté qui apporterait « un plus » à cette révélation.
On peut voir en tout cela un saut qualitatif, une étape importante sur le chemin de la rencontre et du dialogue islamochrétien

Conseil pour les relations interreligieuses
Réunion de travail à propos de la Lettre des 138 responsables musulmans,
4 juin 2008

3.- Venez à une parole commune entre vous et nous

Cette invitation coranique (3,64), reprise par la « Lettre des 138 », part d’un constat : pas de paix mondiale sans paix entre les religions, d’autant plus que chrétiens et musulmans constituent plus de la moitié de la population mondiale. Une exigence est clairement formulée : musulmans, chrétiens et juifs devraient être libres de suivre leur religion respective, selon ce qui est écrit dans le Coran : « Pas de contrainte en religion » « 2,256). Justice et liberté religieuse, on l’a vu, sont incluses dans l’amour du prochain.
Jésus déclare : « Qui n’est pas contre nous est pour nous » (Marc 9,40). Or, affirme la « Lettre des 138 », les musulmans croient en Jésus « envoyé de Dieu, Son verbe déposé dans le sein de Marie, un esprit émanant de Lui » (Coran 4,171). Il y aurait donc là une « croyance commune », même si la foi des chrétiens au sujet de Jésus est très différente.
Et la Lettre de citer en conclusion le verset coranique du pluralisme religieux : « Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté ; mais Il a voulu vous éprouver par le don qu’Il vous a fait. Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. Votre retour, à tous, se fera vers Dieu ; Il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends » (Coran 5,48).

La réponse de Benoît XVI

Par l’intermédiaire du cardinal Bertone, secrétaire d’Etat, le pape Benoît XVI a répondu à cette Lettre le 19 novembre 2007, adressant sa réponse au prince de Jordanie Ghazi bin Mohamed bin Ta-lal. Le pape exprime toute sa gratitude devant ce « geste », et affirme être disponible pour recevoir le prince Ghazi et une délégation des signataires de la Lettre.
Benoît XVI voit dans la Lettre des 138 « un fond » commun qui pousse chrétiens et musulmans à baser le dialogue autour de quatre points :
– un respect effectif de la dignité de chaque personne,
– une connaissance objective de la religion de l’autre,
– le partage de l’expérience religieuse,
– un engagement commun à promouvoir un respect et une acceptation mutuelle parmi les plus jeunes générations.
Il insiste sur une éthique à promouvoir ensemble : « La vie de tout être humain est sacrée, pour les chrétiens comme pour les musulmans. Il y a de nombreuses choses à faire ensemble au service des valeurs morales fondamentales ».

Le pape déclare également : « Sans ignorer ou minimiser nos différences entre chrétiens et mu-sulmans, nous pouvons, et même nous devons regarder ce qui nous unit : la croyance en un seul Dieu, Créateur bienveillant et Juge universel qui, à la fin des temps, regardera chaque personne en fonction de ses actions ». En cette déclaration se trouve le fondement d’un dialogue théologique pos-sible entre chrétiens et musulmans. On sait que l’unicité de Dieu, la croyance au jugement dernier, l’action comme mesure du mérite humain sont les dogmes essentiels qui font le cœur de la foi isla-mique.
Benoît XVI souligne enfin l’attention donnée dans la « Lettre des 138 » au double commande-ment de l’amour, comme en écho à son encyclique Deus caritas est.

En conclusion

Nul doute que cette « Lettre ouverte » constitue une balise qui permettra d’avancer sur le chemin de la rencontre et du dialogue partout dans le monde.
De fait, une délégation des signataires de cette Lettre fut reçue au Vatican en avril 2008. S’en est suivie la création d’un « forum catholique-musulman » dont la première session aura lieu au début du mois de novembre prochain.
Remarquons toutefois que si cette Lettre a été bien reçue dans le monde chrétien, la presse ara-bomusulmane a été plus que discrète. En France, nos interlocuteurs musulmans ne se sont pas sentis concernés par l’initiative jordanienne.

 

Question : Dans le prolongement de tout cela, on peut se demander où situer la différence entre foi musulmane et foi chrétienne ?

En Islam comme en Christianisme, une profession de foi explicite caractérise la diffé-rence islamo-chrétienne. Dans un cas comme dans l’autre, cette profession de foi a la même structure littéraire, que l’analyse rhétorique désigne sous le terme de symétrie complémentaire.

1 -La shahâda
Cette profession de foi est la condition sine qua non pour être musulman. Elle est formulée ainsi :
a) Je témoigne qu’il n’y a pas de divinité sinon Dieu
b) Et je témoigne que Mohammed est l’envoyé de Dieu.
Selon cet énoncé, le musulman se définit comme témoin de l’unicité divine absolue. Mohammed n’est que le transmetteur du message coranique considéré comme la parole même de Dieu.

2 – L’évangile de Jean 17,3
Cet évangile contient un verset qui exprime la foi chrétienne, formulé, lui aussi, en terme de symétrie complémentaire
a) La vie éternelle, c’est de te connaître, toi, le seul vrai Dieu
b) Et de connaître celui que tu as envoyé, Jésus-Christ.

Selon cet énoncé, le chrétien entre dans la connaissance de Dieu qui est vie éternelle dès ici-bas, grâce au Christ. Dans son discours à Casablanca, le pape Jean-Paul II explicite ainsi cet énoncé : « La loyauté exige aussi que nous reconnaissions et respections nos différences. La plus fondamentale est évidemment le regard que nous portons sur la personne et l’œuvre de Jésus de Na-zareth. Vous savez que, pour les chrétiens, ce Jésus les fait entrer dans une connaissance intime du mystère de Dieu et dans une communion filiale à ses dons, si bien qu’ils le reconnaissent et le proclament Seigneur et Sauveur».
On peut en conclure que la différence entre foi musulmane et foi chrétienne concerne le statut accordé à l’Envoyé de Dieu et la relation qu’il instaure entre Dieu et le croyant. Il en résulte que la façon dont les chrétiens et les musulmans parlent de Dieu est très différente. Je vous ren-voie ici à la récente note de la Commission doctrinale signée par Mgr Pierre-Marie Carré . Un Imam l’exprime en ces ternies : « Pour nous, musulmans, la naissance de Jésus est un événement très important qui est souligné à plusieurs reprises dans le Coran. Nous avons un grand respect pour Jésus, mais nous ne célébrons pas sa naissance, de la même manière que nous ne célébrons pas celle de Mahomet. Pour nous, Jésus et Mahomet ont le même statut, ce sont deux grands prophètes qui ont révélé la parole d’Allah ».
Nous touchons ici à ce qui fait la singularité de la foi musulmane et de la foi chrétienne. En islam, pourrait-on dire, c’est le Message divin qui compte, et non pas le messager ; par contre, en christianisme, le message divin est identique au Messager.
Chrétiens et musulmans ont sans doute beaucoup de choses à se dire sur ce chapitre qui concerne la prophétologie et la christologie.

Roger MICHEL
Rédemptoriste – ISTR de Marseille